L’année 2009 marque le 800e anniversaire de la fondation de l’Ordre des frères mineurs par saint François d’Assise (1182-1226). Saint François est un des saints les plus fameux de l’Église catholique. Son idéal de pureté et de joie évangélique s’est notamment exprimé dans le Cantique de frère Soleil, un des premiers et des plus beaux textes de la littérature italienne. Sa légende revit dans les « Fioretti », ainsi que dans les fresques de Giotto. D’aucuns voient en lui un condensé du Moyen Âge et comme son sommet. Mais le succès même du Poverello a parfois voilé ses traits sous des reconstructions dévotes, idéologiques ou fantaisistes. Pour qui veut approcher le François historique, replacé dans les réalités et la pensée de son temps, il faut donc revenir aux témoignages primitifs qui nous informent de sa pensée et de sa vie.
Sur quelles bases solides peut-on écrire la vie de François d’Assise? En 1894 éclatait la « question franciscaine », avec la publication d’une Vie de saint François d’Assise par le protestant Paul Sabatier. Au centre du débat se posait déjà le problème de la valeur des légendes franciscaines pour la connaissance du Poverello et la compréhension de sa bouleversante expérience. Après un siècle de découvertes et d’études, on a aujourd’hui une vision plus claire du dossier hagiographique franciscain, ainsi que de la manière d’en user au service d’une délicate reconstruction du François historique. Or, parmi les récits consacrés à François d’Assise, nul n’atteint la notoriété des « Fioretti », qui datent du XVe siècle et ont fini par se confondre avec l’image même du « petit pauvre ». Pourtant on sait depuis la publication en 1902 des « Actus beati Francisci et sociorum eius », par le même Paul Sabatier, que le texte italien n’est que la traduction d’un original latin, dont le texte rédigé entre 1327 et 1337 est plus authentique et plus long.
La collection des « Sources franciscaines », aujourd’hui, donne la première traduction française des « Actes du bienheureux François et de ses compagnons ». Le texte de ces « Actes » reflète la sensibilité des Spirituels, frères mineurs partisans d’une application stricte de la Règle. Les « Actes » ne sont pas une légende franciscaine au sens strict: pour héros, ils n’ont pas le seul François, mais aussi ses compagnons. Par rapport aux légendes antérieures, surtout, l’équilibre entre la vie active et la vie contemplative s’est inversé: le saint, littéralement, décolle de terre, dans une extraordinaire légèreté de l’être à quoi l’ont préparé sa conception et sa pratique d’une pauvreté absolue. Les rédacteurs des « Actes » ont fait le choix de la simplicité stylistique comme ils avaient fait le choix de la simplicité franciscaine. Sur le mode du conte, les « Actes » narrent une ascension toujours recommencée sur une échelle spirituelle projetant les frères vers François qui les entraîne à l’imitation du Christ.
Ce volume contient une « Introduction » par l’historien Jacques Dalarun de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (CNRS), auteur, entre autres, d’une étude récente intitulée Vers une résolution de la question franciscaine: La « Légende ombrienne » de Thomas de Celano (Fayard, 2007). D’emblée, on retiendra une première observation de Dalarun concernant les « Actes du bienheureux François et de ses compagnons »: le titre lui-même est lourd de sens. Il ne s’agit pas tant de consigner des pensées, des discours ou des vertus que des faits et des gestes, des actions, et ce, dans la conviction très franciscaine que les actes valent plus que les mots. Le terme « Actes » renvoie en fait aux Actes des Apôtres: l’expérience franciscaine se donne à lire comme une représentation de l’Église primitive, au sens où il convient de rendre de nouveau présents, de proclamer par ces nouveaux « Actes » l’actualité de l’Évangile, comme Bonne Nouvelle sans cesse à redécouvrir, à vivre et à prêcher par l’exemple.
Les « Actes » ne se situent pas dans un débat intellectuel, mais ils s’offrent plutôt comme le clair miroir d’une simplicité vécue du quotidien à l’extase: miroir reflétant l’amour de la création dans le dénuement, la sérénité et la joie. L’ouvrage est placé sous le signe de la conformité entre le saint d’Assise et son modèle, le Christ (chap. I). La présence de douze compagnons autour de François, comme autant d’apôtres, souligne le parallèle entre le stigmatisé et le crucifié: François fut « comme un autre Christ donné au monde » (chap. XVIII). Le style est celui, insistant, lancinant, des recueils de contes: les mille et une vies de François et de ses fidèles compagnons narrent, comme il a été dit plus haut, une ascension toujours recommencée sur une échelle spirituelle qui projette les frères vers leur modèle, François, lui-même parvenu au plus près de l’imitation du Christ.
Les « Actes » sont une chronique de la clandestinité plus qu’un livre de combat: ils se résolvent dans une échappée mystique hors de l’histoire. Assiégés, désorientés, les disciples de « l’autre Christ » en oublient le départ en mission. Le « Actes » offrent pour finir une pédagogie de la vie contemplative. Toutefois, l’épisode de « la prédication aux oiseaux », relaté au chapitre XVI, invite à nuancer ce propos. Ce chapitre expose d’abord comment saint François résolut de renoncer à la vie purement contemplative pour s’adonner à la prédication conformément à la volonté de Dieu. En effet, « à l’époque où, au commencement de sa conversion, saint François avait déjà réuni plusieurs compagnons, il dut affronter un grand doute: devait-il s’employer à une prière continuelle ou se livrer parfois à la prédication? » La réponse vint grâce à la prière de sainte Claire et de deux frères: « [Le Christ] veut que tu ailles prêcher, car il ne t’as pas appelé pour toi seul, mais aussi pour le salut des autres. »
Ensuite, apercevant et admirant une multitude d’oiseaux divers, saint François, sous l’action de l’Esprit, commence par dire à ses compagnons: « Tandis que, vous, vous m’attendrez ici sur la route, j’irai et je prêcherai à mes frères les petits oiseaux. » Puis saint François dit aux oiseaux: « Vous êtes tenus à beaucoup envers Dieu, oiseaux mes frères, et vous devez toujours et partout le louer pour la liberté de voler partout que vous avez, pour votre vêtement double et triple, pour votre habit coloré et orné, pour la nourriture préparée sans votre travail, pour le chant à vous octroyé par le Créateur, pour votre nombre qui s’est multiplié par la bénédiction de Dieu, pour votre semence préservée par Dieu dans l’arche de Noé, pour l’élément de l’air qui vous a été confié. Vous ne semez pas, vous ne moissonnez pas et Dieu vous nourrit; il vous donne les fleuves et les sources pour boisson, les montagnes et les collines, les pierres et les rochers pour abri, les hauts arbres pour nid et, comme vous ne savez ni filer ni tisser, il vous offre tant à vous qu’à vos enfants le vêtement nécessaire. Le créateur vous aime donc beaucoup, qui vous a confié tant de bienfaits. C’est pourquoi prenez garde, vous mes petits oiseau, de n’être pas ingrats, mais de toujours avoir soin de louer Dieu. »
Une fois terminée cette prédication, saint François, d’après les « Actes », fit à tous ces oiseaux le signe de la croix. Alors tous les oiseaux s’élevèrent ensemble en altitude et firent ensemble en l’air un grand et merveilleux chant; le chant terminé, ils se répartirent en formant une croix et partirent en quatre directions. Ils volaient en formant une croix dans les quatre parties du monde, témoignant que la prédication de la croix devait être portée dans le monde entier par les frères. Ceux-ci, ne possédant rien en propre sur terre à la manière des oiseaux, se confient à la seule providence de Dieu. Comme dit déjà la prophétie de l’Ancien Testament: « Ceux qui attendent le Seigneur renouvellent leur vigueur, il leur pousse des ailes comme aux aigles; ils courent sans se fatiguer, ils marchent sans s’épuiser » (Is. 40, 31); et telle est la promesse contenue dans la prédication aux oiseaux: « Ces saints qui espèrent dans le Seigneur déploient leurs ailes comme les aigles, ils voleront vers le Seigneur et ne défailliront pas dans l’éternité. »
Du XVe siècle à nos jours, les innombrables lecteurs des « Fioretti » ont totalement perdu de vue les circonstances historiques de la rédaction des « Actes » latins, à savoir les déchirements de l’Ordre et de l’Église. Mais en échange, comme le rappelle Jacques Dalarun, ils peuvent lire un parcours qui prend valeur transhistorique: de Job à Etty Hillesum, les tribulations sont propices à une dilatation de l’âme. La prédication aux oiseaux, on le voit, cherche à renouveler l’Évangile des Béatitudes. À sa manière bien ou mal inspirée, on peut en discuter, elle veut redonner sens et signification à ce qui à priori n’en a pas, du moins comme choix de vie: la pauvreté et la précarité.