DIEU ET L’HOMME, MALADE RÉCALCITRANT
6. Quand c’est l’homme intérieur qui souffre, on a autant besoin de traitement et d’être pris en charge que si le corps était malade. Or, vouloir s’attaquer directement au mal, c’est faire s’évanouir toute chance de guérison. Alors, ne vous étonnez pas; Dieu, qui peut tout, suit cette règle connue des médecins, il ne s’y prend pas avec nous directement, et les hommes n’agiraient pas ainsi, eux aussi! Si Dieu désire que nous parvenions à la beauté intérieure de notre plein gré, et non contraints et forcés, ne lui faut-il pas agir selon une certaine démarche, non pas — loin de moi cette pen¬sée — à cause de ses limites, mais à cause de notre propre faiblesse? N’a-t-il pas la faculté, lui, de faire un signe, et même, tout simplement, de vouloir, pour que sa volonté se réalise en tout? Or, nous, n’a-t-il pas suffi que nous soyons un jour libres de disposer de nous-mêmes pour que nous ne supportions pas de lui être dociles en tout? Et s’il nous entraîne malgré nous, c’en est fini du don qu’il nous a fait, je veux parler de cette faculté que nous avons d’agir librement. Aussi, pour éviter de toucher à ce don, lui a-t-il fallu mettre en œuvre tout un éventail de démarches.
Oh! Ne considérez pas ce que je viens d’exposer comme un développement gratuit de ma part! C’est la personnalité de cet homme si avisé, riche d’une telle diversité qui m’y a conduit.
LA SOUPLESSE MERVEILLEUSE DE PAUL
7. Admirez-le donc, admirez-le qui cherche à éviter les périls, admirez-le qui s’expose aux périls : s’il y a ici un trait de courage, il n’y en a pas moins là une marque de sagesse. Admirez-le qui parle haut et fort, admirez-le pareillement qui fait entendre une voix plus discrète : s’il y a ici un trait d’humilité, il n’y en a pas moins là une marque de grandeur. Admirez-le qui se glorifie, admirez-le pareillement qui se dérobe aux éloges : s’il y a ici le signe d’un esprit dépourvu d’orgueil, il n’y en a pas moins là un trait de son amour et de sa dilection pour les hommes. C’est comme comptable du salut de la multitude qu’il agissait ainsi. Voilà ce qui lui fait dire : « Si nous avons été hors de sens, c’était pour Dieu ; si nous sommes raisonnables, c’est pour vous» (2 Co 5 13). Et qui eut autant d’occasions que lui de s’aban¬donner irrésistiblement à un fol orgueil, qui fut, autant que lui, pur de toute vanité ?
Oui, examinez bien ce point. « La science enfle. » (1 Co 8 1) Nous pouvons tous être d’accord avec lui ; et il est vrai que la science qu’il renfermait était telle que jamais créature humaine, depuis les origines, n’en avait por¬tée. Eh bien, cela ne le soulevait pas d’orgueil, et même là il montre encore toute sa modestie. C’est pour cela qu’il affirme : « Partielle est notre science, partielle notre prophé¬tie. » (1 Co 13 9), et encore : « Frères, je ne considère pas encore que j’ai atteint le but. » (Ph 3 13) Il dit également : « Si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît encore rien. » (1 Co 8 2) Le jeûne, lui aussi, gonfle d’orgueil, la preuve en est la parole du Pharisien: « Je jeûne deux fois la semaine» (Lc 18 12). Mais Paul, lui, n’attend pas de jeûner pour se traiter d’avorton, il le fait alors même que la faim le tenaille (1 Co 15 8) !
HUMILITE ET FIERTE DE PAUL : UN JUDICIEUX DOSAGE
8. Dois-je même prendre l’exemple du jeûne οu de la science quand, aussi bien, ses entretiens si nombreux et si longs avec Dieu — et nul parmi les prophètes, nul parmi les apôtres n’en eut jamais de pareils — ne servaient qu’à le rendre encore plus humble ? Voilà pourquoi il est inutile de venir m’objecter ce qu’il en a écrit. 11 en a tenu caché la plupart, et il s’est abstenu tout à la fois d’en révéler la totalité pour ne pas s’auréoler d’une gloire immense, et d’en cacher la totalité, pour ne pas laisser libre cours aux paroles des faux apôtres. Rien chez lui, n’était fait gratuitement; il agissait en tout pour des raisons justes et fondées ; il se comportait dans des circonstances aussi diverses avec une sagesse telle qu’il mérite dans tous les domaines la même et unique approbation enthousiaste.
Voici ce que je veux dire : c’est une grande vertu de ne pas raconter de grandes choses à son propre sujet ; mais lui, quand il le fait, c’est avec tant d’à-propos qu’il rencontre plus d’approbation en parlant de lui-même qu’en gardant le silence ! N’aurait-il pas adapté cette conduite, qu’on l’aurait critiqué, et plus vivement que les gens qui se décernent des éloges à tort et à travers. Pourquoi? S’il ne s’était pas glori¬fié, il aurait trahi et ruiné sa cause, et relevé par là la posi¬tion de ses adversaires. Voyez comme il sait, en toute cir¬constance, agir avec opportunité et avec quel discernement, quelle droiture il sait faire ce qui est ordinairement déconseillé, et à quels résultats féconds il aboutit alors: c’est au point de se faire apprécier tout autant dans ce cas-là. que pour avoir accompli les ordres de Dieu. Oui, Paul a réussi à se faire aρρrécίer davantage en se glorifiant que toute personne qui aurait passé sous silence ses propres mérites ! Personne, en effet, n’a aussi bien ιeuνré en taisant ses mérites que Paul en les faisant connaître! Et ce qui est plus admi¬rable encore, non seulement il les faisait connaître, mais il se bornait à ce qu’il était nécessaire de dire. Il ne consi¬dérait pas que, telle circonstance lui donnant opportuné¬ment toute licence de parler de lui, il pouvait en user sans mesure ; non il savait jusqu’oii il pouvait s’avancer.
Mais cela ne lui suffisait pas! Au contraire, pour ne pas gâter les autres et les disposer à faire leur propre éloge gra¬tuitement, il va jusqu’à se qualifier d’insensé : c’est bien lui qui avait parlé de lui-même, mais sous la pression de la nécessité. Ah! il était à prévoir, en effet, que les autres, en le voyant, se règleraient sur lui, à la légère et sans raison! N’est-ce pas ce qui arrive aux médecins ? Souvent, le médi-cament qu’un tel a utilisé en tenant compte d’un contexte précis, tel autre, en l’utilisant à contre-temps, en a gâché et rendu nuls les pouvoirs. Pour éviter pareille faute, regar¬dez quelles précautions il prend quand il doit se glorifier, reculant non pas une fois, οu deux, mais davantage : « Ah ! si vous vouliez supporter un tant soit peu de folie chez moi.» (2 Co 11 1) Et encore : « Ce que je raconte, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais comme saisi de folie.» (2 Co 11 17) «L’état aù il faut être pour avoir cette audace — il faut avoir perdu la tête — est bien le mien, à moi aussi.»
Mais toutes ces précautions ne lui suffisent pas. Voilà que de nouveau, au moment d’entreprendre son éloge, il cherche à se dérober à nos regards: « Je connais un homme» et plus loin : « Je pourrais me glorifier, en parlant d’un tel homme, mais s’agissant de moi, je ne veux pas me glorifier.)) Et après tous ces ambages : « J’ai perdu la tête, c’est vous qui m’y avez forcé. » (2 Co 12 2, 5, 11) Qui, après cela, est assez fou, assez aveugle pour ne pas voir dans le compor¬tement de ce saint apôtre, qui hésite et qui se dérobe, malgré des motifs pressants, devant son propre éloge (comme un cheval qui renâcle constamment en côtoyant les précipices) — et notez de quel projet pourtant il avait la responsabi¬lité —, une raison suffisante de fuir absolument l’éloge de soi-même et de ne s’y livrer que si les circonstances l’exigent impérativement ?
UN MERVEILLEUX DISCERNEMENT
9. Voulez-vous que je vous montre un autre aspect de son comportement à ce sujet ? Voici, en effet, de quoi sus¬citer encore une fois notre admiration : il ne lui a pas suffi du témoignage de sa conscience; il a voulu aussi nous apprendre comment traiter cette question de l’éloge person¬nel, sous chacun de ses aspects; au lieu de se borner à faire son apologie en se fondant sur la nécessité imposée par les circonstances, il a enseigné aux autres à ne pas s’y dérober si des circonstances opportunes se présentent, et, au contraire, à ne pas s’y livrer inopportunément. Au fond, ses propos reviennent, à peu de choses près, à dire ceci : « C’est une grande faute de raconter de grandes choses à son propre sujet pour susciter l’admiration; et le comble de la sottise, mon bien-aimé, c’est de se parer de toutes sortes de louanges, quand aucune nécessité, et encore très contraignante, n’y pousse. Non, ce n’est pas là faire usage de la parole selon le dessein de Dieu ; c’est plutôt le symptôme d’un accès de folie, qui réduit à rien le salaire que nous avaient mérité des sueurs et des fatigues sans nombre.» Voilà les propos qu’il tient, et d’autres encore, à tout le monde, pour nous dissuader, même si la nécessité se présente.
IΙ y a mieux encore. Même quand c’était le cas, il ne déballait pas devant toute la galerie ce qu’il avait à dire à son propre sujet ; non, il en laissait dans l’ombre la plus grande partie, et ce qu’il y avait de plus grand. « J’en vien¬drai maintenant, dit-il, aux visions et aux révélations du Seigneur ; je me retiens, de peur que quelqu’un ne m’estime au-delà de ce qu’il voit ou entend de moi.» (2 Co 12 1 et 6) Voilà ce qu’il disait pour apprendre à chacun, même en cas de nécessité, à ne pas porter à la connaissance de tous tout ce dont nous avons conscience, mais seulement ce qui peut être utile à nos auditeurs.
Regardez Samuel, lui aussi : il n’y a rien d’incongru à rappeler ici l’exemple de ce saint, également, car l’éloge, cette fois encore, vise à notre profit. Il se glorifia, lui aussi, un jour, et fit connaître tels actes qui manifestaient sa propre valeur. Eh bien, lesquels, direz-vous? Ceux qu’il était utile aux auditeurs d’apprendre. Car il ne se lança pas dans de grands développements sur la modération, sur l’humilité, ou sur l’oubli des torts subis. De quoi parla-t-il donc? De la vertu que le prince régnant à cette époque avait le plus besoin d’apprendre, la justice et l’intégrité (1 S 12 1 sqq).
David, lui aussi, ne se glorifia que des actes qui pourraient amener l’auditeur à se corriger. Il se garda même de men¬tionner un quelconque trait de vertu; il se borna à ne faire mention expressément que d’un ours et d’un lion, rien de plus (1 R 17 34). Développer à son propre sujet tout un discours qui n’en finit pas, voilà bien le travers d’un homme vaniteux, qui recherche les hommages ; en revanche, ne citer que les choses indispensables au regard de l’utilité qu’elles présentent sur le moment, c’est le propre d’un esprit sou¬cieux des autres, et qui considère l’avantage du plus grand nombre.
UNE SAINE ATTITUDE, UN EXEMPLE POUR NOUS
10. C’est bien ce que fit Paul. Car il était en butte à des propos laissant croire qu’il n’était pas un apôtre authentique, investi d’une puissance particulière ; pressé par ces calom¬nies, il ne pouvait faire autrement que de publier très net¬tement les titres qui étaient les siens. Est-ce que vous voyez bien les précautions qu’il prend pour amener ceux qui l’écoutent à ne pas se glorifier à la légère ?
D’abord, il montre que c’est la seule nécessité qui l’y amena. Ensuite, il va jusqu’à se traiter lui-même de fou, et il a mille façons de se dérober. Troisièmement, il se garde de tout dire, et s’il parle, il passe sous silence ce qui peut donner de lui l’image la plus avantageuse, et ne le fait tou¬jours que sous la pression de la nécessité. Quatrièmement, il se glisse sous un masque et recourt à la formule : «Je connais un homme» (2 Co 12 2). Cinquièmement, il ne met pas en avant la totalité de ses mérites, mais juste ce que les circonstances présentes exigent de faire connaître.
Ce comportement, vous ne le remarquez pas seulement quand il est amené à se glorifier ; on le retrouve également quand il rudoie les gens. Et pourtant, direz-vous, n’est-il pas une bonne fois pour toutes interdit de rudoyer son frère ?
Eh bien, là aussi, il agit de manière si judicieuse qu’il en retire un crédit plus grand que les gens qui se répandaient en louanges envers les autres. Voilà pourquoi il a beau traiter les Galates d’insensés (Ga 3 1), et par deux fois, même, et les Crétois de ventres mous et de bêtes malfaisantes (Tt 1 12), cela n’empêche pas, bien au contraire, de faire sonner bien haut ses mérites. Il nous a donné une règle, une ligne de conduite : c’est de ne pas user de ménagements envers tous ceux qui n’ont cure de se conformer à la volonté de Dieu et de mettre en oeuvre au contraire un langage qui puisse passablement les frapper. En définitive, il y a toujours chez lui une mesure, et c’est bien ce qui explique, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, le crédit dont il jouit : il est le même, qu’il rudoie ou félicite les autres, qu’il marque son aversion οu qu’il les ménage, qu’il s’exalte lui-même οu qu’il soit modeste, qu’il se glorifie οu qu’il se juge un pauvre diable. Et faut-il vous étonner qu’en rudoyant les gens, en invecti¬vant contre eux, il s’attire toute cette considération, quand déjà, après tout, le meurtre, la tromperie, la duperie sont autant de moyens d’en acquérir, dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament.
Tous ses actes, toutes ses paroles, il faut donc les consi¬dérer avec beaucoup de soin, et c’est alors que nous l’admire¬rons, pour rendre gloire à Dieu en même temps, et nous appliquer, à notre tour, à nous conduire envers lui de manière à obtenir nous aussi les biens éternels, avec la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus Christ, à qui appar¬tiennent la gloire et la puissance, maintenant et à jamais, et pour les siècles des siècles.