Bibliste de formation et ancien recteur de l’Institut bliblique pontifical à Rome, le cardinal Carlo Maria Martini a choisi d’aller vivre à Jérusalem après avoir été archevêque de Milan de 1979 à 2002. Arrivé à l’étape de la retraite, il a voulu revenir à ses premières amours et rendre encore quelques services là-bas dans le dialogue interreligieux. Aujourd’hui âgé de plus de 80 ans et atteint par la maladie de Parkinson (qui a pu faire obstacle à son élection, alors qu’il était considéré comme candidat à la succession du pape), il se souvient avoir vécu la Seconde Guerre mondiale et la période qui a suivi comme des temps tumultueux ayant entraîné le concile Vatican II et l’ouverture de l’Église au monde.
C’est à Jérusalem qu’il a rencontré le père Georg Sporschill, jésuite comme lui et aumônier de jeunes, pour lui confier librement ce qui lui tient le plus à coeur concernant l’avenir de l’Église et de la foi. Dans nos sociétés en crise, marquées à la foi par l’abondance et la pauvreté, que signifie le christianisme? Dans un effort pour répondre à cette question et à quelques autres, ce livre d’entretiens se veut un plaidoyer pour une Église ouverte. Or d’emblée, une chose surprend et intrigue dans ce plaidoyer du cardinal Martini: la place faite au rêve, et jusque dans le choix du titre lui-même: Le rêve de Jérusalem. Pourquoi ce titre? On trouvera l’explication vers le milieu du livre, où l’auteur situe son propre cheminement en commentant un passage du premier discours de l’apôtre Pierre après la Pentecôte.
Au début des Actes des Apôtres, pour décrire l’action du Saint-Esprit à travers différentes situations de vie, Pierre cite une parole du prophète Joël : « Vos fils et vos filles seront des prophètes, vos jeunes auront des visions et vos aînés auront des rêves. » Se l’appliquant à lui-même, le cardinal Martini propose une interprétation très personnelle de ce texte : « Les aînés ont mérité de laisser [la direction des affaires] à d’autres et de se tourner vers quelque chose de nouveau : les rêves. C’est ce que dit le prophète [Joël], et Pierre reprend cette idée lorsque’il décrit l’action du Saint-Esprit et qu’il la souhaite à l’Église pour tous les temps ». Et il ajoute : « Le prophète rappelle aux aînés qu’ils doivent transmettre des rêves et non les déceptions de leur vie. Je suis heureux de pouvoir rêver aujourd’hui ici à Jérusalem tout comme Jacob qui voyait les anges monter et descendre sur l’échelle du ciel. Je rencontre beaucoup de gens, provenant du monde entier et des diverses religions. Parmi eux se trouvent des anges avec lesquels nous pouvons nous réunir ici-bas sur la terre. »
En fait, le commentaire du cardinal Martini va plus loin que son cas personnel et s’applique à tous ceux qui sont appelés à exercer un ministère au service de l’Église : « Lorsque nous cherchons des collaborateurs et des vocations religieuses, nous devrions surtout accorder notre attention à ceux qui ne sont pas commodes, et nous demander si ce ne sont pas justement ces personnalités critiques qui ont l’étoffe nécessaire pour devenir un jour des responsables et finalement des rêveurs. » Mais peut-on vraiment souhaiter des responsables et vouloir à la fois des rêveurs? L’auteur répond par l’affirmative, car il faut à l’Église, selon lui, « des responsables qui mènent l’Église et la société vers un avenir plus juste, et des « rêveurs » qui nous maintiennent ouverts pour les surprises du Saint-Esprit, qui nous donnent du courage et qui font croire à la paix là où les fronts se sont durcis. »
La figure de Jacob, auquel l’auteur se comparait plus haut quand il parlait du rêve, c’est aussi celle de la lutte avec l’Ange. Il y a des questions qu’on peut et qu’on doit poser à Dieu, en qui nous ne cessons pas pour autant d’avoir confiance. Comme dit l’auteur : « Le mal qui existe dans le monde […] me coupe le souffle », mais il ne doute pas que le don de soi fasse naître l’espérance malgré la souffrance : « Nous pouvons aussi nous battre avec Dieu comme Jacob [avec l’Ange]. » L’évocation de Jacob permet encore ici de faire le lien avec les thèmes de la conscience et du courage, qui sont très présents dans le propos général et la réflexion du cardinal Martini. Cependant, la conscience n’est pas chez lui la mauvaise conscience, dont l’origine résiderait dans un quelconque sentiment de culpabilité, mais cette conscience sensible dont on a absolument besoin pour vivre et annoncer l’Évangile.
La question que pose l’Évangile est plutôt la suivante : « Quelle est la règle la plus importante que nous enseigne Jésus? Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ou encore, comme il est dit dans le texte hébreu original : Tu aimeras ton prochain, car il est comme toi. Si je sais que l’autre est taillé dans le même bois que moi, qu’il a les mêmes forces et les mêmes faiblesses que moi […], cette pensée éveille en moi la compassion. » C’est en ce sens, comme le fait remarquer l’auteur, que Vatican II déclare à propos de la conscience : « L’homme a une loi divine inscrite dans son coeur, à laquelle sa dignité lui commande d’obéir et selon laquelle il est jugé. La conscience est le noyau le plus caché et le sanctuaire de l’homme, dans lequel il est seul avec Dieu » (L’Église dans le monde de ce temps).
L’autre grand besoin, c’est le courage. Le cardinal Martini est surtout frappé par son absence, il le dit sans détour : « Pour parler franchement, ce qui me fait du souci c’est le manque de courage ». Il a beaucoup à dire sur le courage de décider. Mais il faut aussi avoir le courage de parler quand il le faut, et le cardinal Martini lui-même a toujours été connu justement pour son franc-parler. Dans le cadre de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il a, on le sait, « parlé en toute liberté durant dix années avec le cardinal Ratzinger » (le futur Benoît XVI). Dans la préparation du choix du dernier pape, auquel il a participé activement, il a aussi parlé « des problèmes qui allaient se poser au nouveau pape et auxquels il fallait donner des réponses nouvelles ». À propos du passé, il remarque plus loin : « C’est un signe de grandeur et de confiance en soi lorsque quelqu’un est capable de reconnaître ses fautes et son manque de lucidité d’hier.»
Interrogé sur la réputation qu’aurait l’Église catholique d’être hostile à tout ce qui touche le corps, ou encore d’être éloignée de la vie, l’auteur revient sur l’encyclique Humanae Vitae de Paul VI: « [Cette encyclique] a malheureusement engendré une évolution négative. […] Il y a eu de gros dégâts. » À partir de cet exemple et d’autres questions soulevées par l’enseignement de l’Église concernant la morale, la justice et la paix, le cardinal Martini sent de nouveau le besoin de faire appel au courage, celui qu’il faudrait à l’Église pour « porter un regard nouveau sur ces questions ».
Pour le grand aîné, le rêve de Jérusalem a maintenant pris une forme particulièrement dramatique. Comme il le dit : « La grande tâche qui nous sollicite aujourd’hui est ce que l’on appelle le choc des civilisations. […] Souvent, nous ne savons pas ce qu’il faut faire. Cet embarras, je le ressens comme un grand fardeau depuis que je vis à Jérusalem. » Toutefois, ses réponses aux questions des jeunes montrent que la conscience et le courage sont ancrés chez lui dans une confiance qui est à l’opposé de l’angoisse. Dans l’attente de solutions qui tardent à venir, ceci a valeur de témoignage.