Dominicain allemand. Théologien et philosophe, il enseigna à Paris et à Cologne. Son œuvre, à l’origine du courant mystique rhénan, se propose d’élever le théologique au rang d’une sagesse véritable.
Nous lisons dans l’Évangile que Notre-Seigneur parla ainsi : « C’est bien, serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton Maître ! Parce que tu as été fidèle en de petites choses, je t’établirai sur tout mon bien. » Eh bien ! remarquez avec soin ces paroles : « Bon serviteur ! » Dans un autre évangile, à un jeune homme qui l’interpellait en l’appelant bon, Notre-Seigneur repartit en effet : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Car personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul ! » Et c’est la vérité, certainement ; car tout ce qui tient de la créature n’est pas bon, en tant qu’il ne repose que sur soi. Rien n’est bon que Dieu seul. Dieu est-il donc en contradiction avec ses propres paroles ? Non, pas du tout. Je vais vous expliquer pourquoi.
Dans la mesure où l’homme se renonce lui-même pour l’amour de Dieu et est uni à Dieu, il est plus Dieu que créature. Lorsque l’homme s’est complètement libéré de lui-même pour l’amour de Dieu, lorsqu’il n’appartient plus à personne qu’à Dieu seul et ne vit plus pour rien que pour Dieu seul, il est vraiment, par grâce, ce que Dieu est par nature, et Dieu même ne voit plus de différence entre lui et cet homme. J’ai dit : « par grâce ». Car Dieu est et cet homme, lui aussi, est ; mais, de même que Dieu est bon par nature, cet homme est bon par grâce, car la vie et l’être de Dieu sont entièrement en lui. C’est pour cela que Dieu a appelé « bon » un tel homme, et c’est cela que Notre-Seigneur entendait quand il a dit : « Bon serviteur ! » ; car ce serviteur n’est bon devant Dieu que par la Bonté par laquelle Dieu est bon lui-même.
J’ai dit parfois que la vie et l’être de Dieu se trouvent également dans une pierre, dans un morceau de bois ou en d’autres créatures qui ne possèdent pourtant pas la béatitude. Mais, dans ce serviteur, Dieu est d’une autre manière qui rend ce serviteur bienheureux et bon; Dieu se complaît dans son serviteur, il vit joyeusement et intellectuellement en lui et avec lui comme il vit en lui-même et avec lui-même. C’est pour cela que ce serviteur est bienheureux et bon, et c’est pour cela aussi que Notre-Seigneur lui dit : « Serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton Maître. Parce que tu as été fidèle en de petites choses, je t’établirai sur tout mon bien. »
Jusqu’ici j’ai parlé de sa bonté et montré pourquoi ce serviteur est bon : je vais vous instruire maintenant de sa fidélité. Notre-Seigneur a dit, en effet : « Serviteur bon et fidèle, parce que tu as été fidèle en de petites choses, je t’établirai sur tout mon bien. » Eh bien ! Faites attention et demandez-vous ce qu’est ce peu de choses en quoi ce serviteur a été fidèle. Tout ce que Dieu a créé dans le ciel et sur la terre et qui n’est pas Lui-même est petit, si on le compare à Lui. C’est en tout cela que ce bon serviteur a été fidèle. Comment ? Je vais vous l’exposer. Dieu a placé ce serviteur entre le temps et l’éternité. N’appartenant ni à l’un ni à l’autre, il est resté libre dans son intellect et sa volonté comme vis-à-vis de toutes choses. Par son intellect, il a traversé toutes choses que Dieu a créées. Par sa volonté il a laissé toutes choses et lui-même et tout ce que Dieu a créé et qui n’est pas Dieu lui-même. Il a pris ces choses intellectuellement, il en a loué Dieu, il lui en a rendu hommage et il les a retournées à Dieu et à sa nature insondable sans s’excepter lui-même pour autant qu’il fût créé. Vraiment ! En quiconque Lui serait aussi fidèle, Dieu aurait sa joie tout aussi indiciblement grande ! Celui qui Lui enlèverait cette joie, lui ôterait totalement sa vie, son être et sa déité.
Mais, je vais plus loin. Ne vous effrayez pas. Car cette joie est proche de vous, elle est en vous ! Aucun de vous n’a l’esprit assez grossier, ni l’intelligence assez faible, aucun n’est assez éloigné de Dieu, pour ne pouvoir trouver cette joie en lui, telle qu’elle est en vérité, avec son plaisir et sa connaissance, avant même de sortir de cette église, voire en cet instant où je prêche encore ! Il peut la trouver, la vivre et l’avoir en lui tout aussi véritablement que Dieu est Dieu et que moi je suis homme. Soyez-en certains, car c’est vrai, et la Vérité elle-même le dit. Je vais vous le prouver par une parabole qui se trouve dans l’Évangile.
Notre-Seigneur était assis un jour au bord d’une fontaine, car il était fatigué. Vint une femme qui était Samaritaine, une païenne ; elle apportait avec elle une cruche et une corde et voulait tirer de l’eau. Notre-Seigneur lui dit : « Femme, donne-moi à boire. » Mais elle lui répondit : « Pourquoi me demandes-tu à boire ? N’es-tu pas Juif, en effet, tandis que je suis Samaritaine ? Et notre Loi et votre Loi n’ont rien de commun ! » Et Notre-Seigneur lui répondit : « Si tu savais qui te demande à boire et si tu connaissais la grâce de Dieu, peut-être me demanderais-tu à boire, et je te donnerais de l’eau vive. Car celui qui boit de l’eau de cette fontaine ne tardera pas à avoir encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif, et de lui jaillira une source de vie éternelle. » La femme écoutait attentivement les paroles de Notre-Seigneur (car elle n’aimait pas venir souvent à la fontaine) et elle dit : « Seigneur, donne-moi à boire de cette eau, pour que je n’aie plus soif ! » Alors Notre-Seigneur repartit : « Va et amène ton mari. » Elle dit : « Seigneur, je n’ai pas de mari. » Alors Notre-Seigneur répliqua : « Femme, tu dis vrai ; tu as eu cinq maris, et celui que tu as en ce moment n’est pas le tien. » Alors la femme laissa tomber la corde et la cruche et dit à Notre-Seigneur : « Seigneur, qui es-tu ? Car il est écrit : Quand viendra le Messie, celui qu’on appelle Christ, il nous instruira de toutes choses et nous fera connaître la vérité. » Alors Notre-Seigneur dit : « Femme, je le suis, moi qui te parle », et cette parole remplit tout le cœur de la femme. Elle demanda : « Seigneur, nos parents priaient sous les arbres sur cette montagne ; et vos pères, qui sont du peuple juif, eux prient dans le temple. Seigneur, lesquels adorent le plus vraiment Dieu, et en quel lieu ? Dis-le-moi. » Notre-Seigneur répondit : « Femme, le temps viendra et il est déjà là, où les vrais adorateurs ne prieront pas seulement sur la montagne ou dans le temple, mais c’est en esprit et en vérité qu’ils adoreront le Père, et ce sont de tels adorateurs que cherche le Père. » Alors la femme fut tellement remplie de Dieu, si débordante et ruisselante de la plénitude de Dieu, qu’elle se mit à prêcher et à parler à très haute voix ; et tous ceux qu’elle voyait de ses yeux, elle voulait les amener à Dieu et leur donner la plénitude de Dieu qu’elle sentait en elle-même.—Voyez, c’est ce qui lui arriva, lorsqu’elle eut retrouvé son mari.
Jamais, en effet, Dieu ne se donne ni se manifeste complètement à l’âme, tant qu’elle n’amène pas son « mari » : sa libre volonté. C’est pour cela que Notre-Seigneur a dit : « Femme, tu dis vrai ; tu as eu cinq maris ; ils sont morts. Et celui que tu as en ce moment n’est pas le tien. » Quels étaient ces cinq maris ? C’étaient les cinq sens avec lesquels elle avait péché, et c’est pourquoi ils étaient morts. « Et le mari que tu as en ce moment n’est pas le tien. » Ce dernier, c’était sa libre volonté ; celle-ci ne lui appartenait pas, car elle était prisonnière des péchés mortels, et la Samaritaine n’avait aucun pouvoir sur elle ; c’est pourquoi elle n’était pas la sienne. En effet, toute chose sur laquelle l’homme n’a pas de pouvoir n’est pas sienne ; elle appartient plutôt à celui qui a pouvoir sur elle.
Je dis en outre : Quand, dans la grâce, l’homme reçoit un pouvoir sur son libre vouloir, de sorte qu’il puisse l’unir entièrement à la volonté de Dieu, comme un unique Un, il n’a qu’à dire comme cette femme : « Seigneur, montre-moi où je dois prier et ce que je dois faire qui te soit le plus cher en vérité. » Et Jésus répond ; c’est-à-dire qu’il se révèle vraiment et absolument tel qu’il est, et II remplit l’homme d’une telle abondance qu’il ruisselle et s’épanche de la surabondante plénitude de Dieu, ainsi qu’en un temps très court il advint à la femme auprès du puits, alors qu’elle en était auparavant incapable. C’est pourquoi je répète ce que j’ai dit précédemment : Personne ici n’est si grossier, si fruste ni si incapable, qu’il ne puisse, par la grâce de Dieu, unir purement et totalement sa volonté à la volonté de Dieu ; dans son désir, il n’a qu’à redire alors les paroles de cette femme : « Seigneur montre-moi ta volonté la plus chère, et donne-moi la force de l’accomplir », et Dieu le fait, aussi vrai qu’il vit, et il nous donne avec autant de plénitude, de façon totale et aussi parfaitement qu’il a donné à cette femme. Et, remarquez bien, le plus fruste, le moindre d’entre vous tous peut recevoir ce Don de Dieu, avant de sortir de cette église et même pendant que je prêche encore, — très sérieusement, aussi vrai que Dieu vit et que je suis homme. Et c’est pourquoi je dis : Ne vous effrayez pas ! Cette joie n’est pas loin de vous, si vous la cherchez selon la sagesse.
Je vous redis maintenant la parole de Notre-Seigneur : « C’est bien, serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton Maître ! Parce que tu as été fidèle en de petites choses, je t’établirai sur tout mon bien. » Considérez donc attentivement la noble parole qu’il prononce : « sur tout mon bien ». Quel est le bien du Seigneur ? C’est la Bonté, en tant qu’elle est répandue et répartie sur toutes les choses et toutes les créatures qui ne sont bonnes que de sa Bonté, dans le ciel et sur la terre : voilà le Bien du Seigneur. Car personne n’est bon, n’a rien de bien ni aucune bonté qu’il ne tienne de Lui seul. Voilà pourquoi c’est Son bien. Et tout ce qu’on peut énoncer de Dieu lui-même, tout ce que notre raison est capable de comprendre en Lui ou d’expliquer d’exposer ou de démontrer de quelque façon que ce soit, tout cela encore est également le Bien du Seigneur, et c’est sur tout cela qu’il veut établir ce serviteur, parce que Lui aussi est bon et s’est montré fidèle en de petites choses. Et au-dessus de tout ce bien, le Seigneur en est encore un autre, et pourtant il est le même, et pourtant il est quelque chose qui n’est ni ceci ni cela et n’est ni ici ni là. C’est pourquoi il dit : « C’est bien, serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton Maître ! Parce que tu as été fidèle en de petites choses, je t’établirai sur tout mon bien. » Or je vous ai dit quel est bien du Seigneur et pourquoi il dit : « Entre dans la joie de ton Maître. Je t’établirai sur tout mon bien » — comme s’il voulait dire : « Quitte tout bien créé, divisé et morcelé, au-dessus de tout cela je t’établirai dans le Bien incréé, indivis, impartie, que Je suis moi-même. » C’est encore pour cela qu’il dit : « Entre dans la joie de ton Maître ! », absolument comme s’il voulait dire : « Quitte toute joie qui est une joie divisée et n’a pas son être par soi, et entre dans la Joie indivise, qui est par soi et en soi toute ce qu’elle est », et cette joie n’est autre que la Joie du Seigneur
Encore un mot : Qu’est-ce que la Joie du Seigneur ? Comment pourrait-on interpréter ou exprimer ce que personne ne peut ni comprendre, ni connaître ? N’importe ! Écoutez quand même quelque chose sur ce sujet. La Joie du Seigneur, c’est le Seigneur lui-même et rien d’autre ; et le Seigneur, c’est un intellect vivant, essentiel et subsistant, qui se comprend lui-même, qui n’est et ne vit absolument qu’en Lui-même et reste éternellement le même. En disant cela, je ne Lui ai attribué aucun mode, je Lui ai, au contraire, retiré tout mode, ainsi qu’il est lui-même, mode sans mode, tel qu’il vit et se réjouit Lui-même d’être ce qu’il est. Voilà la Joie du Seigneur ; c’est le Seigneur lui-même, et c’est à cela qu’il invitait ce serviteur quand II dit : « Entre, bon et fidèle serviteur, dans la joie de ton Seigneur ! Parce que tu as été fidèle en de petites choses, je t’établirai sur tout mon Bien. »
Que Dieu nous soit en aide afin que nous puissions, nous aussi, devenir bons et fidèles et que Notre-Seigneur nous dise également d’entrer et que nous restions à tout jamais en Lui et qu’il demeure en nous ! Amen.