Fait rare, et qui mérite d’être signalé, Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, vient d’être reçu à l’Académie française, où il a été élu en 2008 pour succéder à l’historien René Rémond (qui était connu pour sa réflexion sur l’agir chrétien fondé dans une vision de l’homme tirée de l’Évangile). Né à Bordeaux en 1940, ordonné prêtre en 1970, Claude Dagens a enseigné de 1972 à 1987 l’histoire des origines chrétiennes à l’Institut catholique de Toulouse, où il fut aussi doyen de la Faculté de théologie. Il a été nommé évêque d’Angoulême après avoir été évêque auxiliaire à Poitiers de 1987 à 1993. En 1994, il soumettait à la Conférence des évêques de France un rapport sur le thème: Proposer la foi dans la société actuelle, rapport qui sera ensuite repris et diffusé sous la forme d’une « Lettre aux catholiques de France ».
Dans sa Méditation sur l’Église en France, l’auteur partage ses convictions, ses épreuves et son expérience. L’ouvrage se présente comme une sorte de commentaire de la « Lettre aux catholiques de France », et ce, en écho à la grande Méditation sur l’Église du P. Henri de Lubac. Homme d’Église et homme de culture, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de lettres classiques, Claude Dagens porte depuis longtemps le souci du dialogue entre la tradition chrétienne et la culture moderne. À la fin des années 1960, il rédige sa thèse sur saint Grégoire le Grand, la culture et l’expérience chrétiennes. Disciple du grand historien Henri-Irénée Marrou, il plaide pour que la foi permette des passages entre les différents domaines de la culture, mais aussi pour qu’à l’intérieur même de la tradition chrétienne, il n’y ait pas de cloisons étanches entre la littérature, la théologie et la perception chrétienne de l’histoire.
Répondant récemment aux questions de Nicolas Senèze, journaliste au quotidien La Croix, l’auteur exprime son désaccord avec le nouvel antichristianisme qui consiste à traiter les croyants en ennemis de la modernité. Pour lui, la séparation de l’Église et de l’État, du moins ce qu’elle est devenue au cours d’une longue histoire, offre aux catholiques la possibilité d’être des acteurs loyaux de la société civile. L’Église, milieu nourricier où s’enracine l’expérience de la foi, peut très bien être, selon lui, une Église au service de la société dans un contexte de pluralisme; une Église ouverte au partage de valeurs communes. L’État ne s’opposant pas à la reconnaissance du fait religieux, il n’y a pas lieu pour les catholiques d’être dominés par une pastorale de la peur. Le christianisme n’étant plus aujourd’hui assimilé à l’autorité et à la contrainte, « la culture catholique peut être reconnue comme celle de la liberté personnelle et non du conformisme social ».
Devenir chrétien est un acte personnel, explique l’auteur, et « il faut reconnaître que la pastorale de la forteresse assiégée et de l’intransigeance conduit à l’échec ». Les stratégies de reconquête ne lui semblent donc pas fidèles à l’esprit de l’Évangile. Mais une exigence demeure : « Les chrétiens aujourd’hui ont le devoir d’un double engagement. D’abord celui d’un ressourcement dans la relation au Christ. […] Et celui d’un déploiement […] dans notre société oublieuse de ses racines. » Claude Dagens se confronte d’emblée à la question: l’Église est-elle « un immense réservoir d’énergies inemployées »? Or, à ses yeux, l’Église de France, quoiqu’affaiblie en tant qu’institution, se trouve en état de renouvellement intérieur; comme corps, peut-être usé et blessé, mais vivant de la vie du Christ, elle a le droit de se dire « libre et présente ».
L’Église est libre dans la mesure où elle ne se laisse pas instrumentaliser. Une réduction dangereuse serait de limiter l’Église à être simplement « une institution utile pour maintenir l’ordre, pour suppléer aux déficiences de l’État, pour contribuer à l’équilibre de la société ». Une autre réduction consiste à rester « à la surface des choses de la foi ». Les églises ne sont pas des musées; et si la revalorisation de la liturgie est éminemment souhaitable, c’est à la condition que la liturgie ne soit pas elle-même « instrumentalisée », mise au service de goûts personnels. La messe n’est pas un spectacle : la liturgie doit conduire au mystère du Christ; l’Euchariste, le « sacrement du pauvre », doit être la « présence cachée du Christ qui se révèle sous les espèces du pain et du vin […] et dans la personne des humiliés et des oubliés de ce monde ».
Par ailleurs, l’Église peut se dire présente parce qu’elle n’est pas une « tribu catholique ». L’Église catholique n’est pas seulement l’Église des catholiques; au milieu de tous, elle est au service de tous, et ce, par la vie de communautés chargées de témoigner « en solidarité ». Comme le dit l’auteur: « Nous ne pouvons nous résigner à ce que l’Église catholique en France devienne « un immense réservoir d’énergies inemployées » […]. L’Église en France est une Église libre et présente […] pour que l’énergie de la foi et de la charité chrétiennes soit non seulement reconnue, mais mise au service de tous dans notre société. » Citant Madeleine Delbrêl, et son livre, Nous autres, gens des rues, Claude Dagens tient à réaffirmer que, si la foi ne peut être détachée du Royaume de Dieu, elle ne doit pas l’être davantage de l’histoire présente des hommes : l’acceptation du temps de l’histoire fait partie du réalisme de la foi.
En effet, comme l’écrivait Madeleine Delbrêl : « La foi est une passante; aucun temps ne lui est réfractaire, elle n’est réfractaire à aucun temps, elle est faite pour le temps, elle est destinée à chaque temps, et quand un temps semble lui être réfractaire, c’est à nous qu’il est sans doute réfractaire, parce que nous drainons avec nous le résidu d’un autre temps qui se trouve être contradictoire au temps même que nous devons vivre. » Cette intuition se retrouve, observe Mgr Dagens, dans la perception à la fois contemplative et historique d’une l’Église en pèlerinage, telle que véhiculée par les textes de Vatican II. Comme dit le Concile: « L’Église en pèlerinage porte, dans ses sacrements et ses institutions, la figure du siècle qui passe » (Lumen Gentium, VII, 48).
L’Église est certes une institution de mémoire, mais sa fidélité s’inscrit dans le monde de ce temps. Cette fidélité ne va pas sans le réalisme de la foi, et ce réalisme, conclut l’auteur à la suite de Madeleine Delbrêl et du Concile, est ce qui rend possible le discernement que l’Église peut opposer au désenchantement du monde, et qui permet à l’Église d’être véritablement présente: « Que l’Église soit appelée par Dieu à se comprendre elle-même et à se manifester avant tout comme le Corps du Christ et son signe actuel, inscrit dans le monde pour y témoigner de Lui, voilà ce qui fonde la présence catholique à l’intérieur de la société et de la nation françaises, comme dans les autres nations de la terre! » Donc, Français et Québécois, même combat, celui de l’Évangile!