Nous réfléchissons sur la souffrance. Sujet délicat: qui peut se donner l’autorisation de parler sur la souffrance? Faut-il en avoir été blessé soi-même pour avoir le droit d’en parler? Il est vrai qu’il y a toujours un peu de gaucherie quand quelqu’un qui n’a jamais souffert se permet de parler du sujet. Mais faut-il pour autant se refuser d’en parler? Les gens en santé comme les gens heureux ont besoin d’apprivoiser ce qui, tôt ou tard, surgira dans leur vie. C’est en y pensant, en en parlant qu’ils rendent le sujet familier sans pour autant le rendre agréable.
Le discours le plus juste sur la souffrance, c’est le silence. Se taire parce que les mots ne sont pas assez justes pour exprimer la douleur ou le malheur. Se taire parce que les paroles deviennent indiscrètes. Comme si elles avaient de la supériorité et cherchaient à contrôler ce qui se passe.
La souffrance, bien souvent, ressemble à un animal sauvage. Le dompteur de lion y va avec précaution. Il ne fait pas de faux mouvement. Il respecte la bête devant lui. Il compose avec elle. Ainsi en est-il de la souffrance. Elle se dresse devant soi avec toute son arrogance. Et personne ne la mate en crânant. La tentation est forte de sortir de la cage et de fuir. Mais la souffrance ne se fuit pas. Elle s’accroche, s’agrippe comme sangsue. Quiconque veut maîtriser la souffrance doit se résoudre à demeurer devant elle, à la fixer du regard. Le regard qui change la souffrance, mais surtout le regard qui change lui-même en se portant sur la souffrance. Essayer de comprendre, chercher un sens à ce qui n’en a pas en soi. Plus globalement, découvrir le prix de la vie. La souffrance, si elle a un côté positif, purifie le regard sur la vie. Elle en fait s’exprimer toute la densité. Je me souviens de jeunes greffés qui avaient passé à deux cheveux de la mort. Ils aimaient vivre. Et ils respectaient scrupuleusement ce qu’ils ont cru perdre à un moment de leur vie. Pour eux, vivre n’avait rien de banal, c’était même un cadeau inestimable qu’il fallait protéger coûte que coûte.
L’un des jeunes adolescents disait ne pas comprendre qu’on puisse penser au suicide, lui qui s’était tant battu pour survivre. Je peux comprendre que ce jeune ne comprenne pas. Mais le mal de vivre, le désir de mourir pour en finir, c’est peut-être la souffrance la plus brutale qui existe. La souffrance corporelle, on parvient à la localiser. On peut arriver en général à un bon diagnostic, trouver même le traitement adéquat pour conduire à la guérison ou, du moins, soulager le patient. Mais la douleur intérieure, la souffrance de l’esprit, celle du coeur, quelle maladie difficile. Elle est presque volatile et trouve le moyen de meurtrir en pesant de tout son poids, poids énorme souvent. Elle isole plus que d’autres maladies. Le malade éprouve de la difficulté à laisser les autres s’introduire dans son univers intérieur pour l’aider à s’en sortir. Il faut dire aussi que le malade peut rencontrer autour de lui incompréhension et indifférence. Il peut avoir peur des autres. Peur paralysante qui entraîne un surplus de souffrance.
La souffrance ne se combat qu’à coups d’espoir. Garder la lampe allumée, même si la flamme est vacillante et que les vents tumultueux risquent de l’éteindre. Garder l’espoir pour ne pas abandonner la lutte peut-être à deux pas de la victoire. Garder l’espoir, croire qu’il existe une brèche dans le mur épais de la prison intérieure. Scruter la paroi de la souffrance, chercher la fissure qui peut effriter le mur et le faire s’écrouler. Garder l’espoir au moins de pouvoir composer avec la souffrance. S’il n’est pas possible de la vaincre, au moins apprendre à vivre avec elle, l’apprivoiser pour s’en faire une alliée plutôt qu’une ennemie et une détestable sorcière.
Mais taisons-nous. Trop de mots ici risquent de cacher la souffrance. Gardons silence par solidarité avec ceux et celles qui souffrent. Écoutons leur douleur. Elle nous parle. Elle nous contraint à la discrétion et au respect. Ici, l’attention et les gestes sont le seul langage qui tienne.