Ce livre sur Jésus est le résultat d’un cheminement intérieur: celui du cardinal Joseph Rattzinger, devenu en 2005 le pape Benoît XVI. Ce cheminement, qui prend son point de départ dans une explication avec l’histoire et avec la méthode historique, l’a conduit à soumettre au public un ouvrage dont la première partie paraît sous la forme d’une dizaine de chapitres qui présentent la figure et le message de Jésus durant son activité publique. L’auteur, il convient de le noter, précise bien dans son avant-propos que son livre n’est pas un acte du magistère mais l’expression d’une quête personnelle. Aussi admet-il que chacun est libre de le contredire, et il prie le lecteur de lui faire, simplement, « le crédit de la bienveillance sans lequel il n’y a pas de compréhension possible ».
Le problème auquel le jeune Ratzinger fut assez tôt confronté est connu: c’est celui du fossé entre le « Jésus historique » et le « Christ de la foi ». Avec les années, son inquiétude s’est transformée en interrogation. Il en est venu à se demander ce que pouvait bien signifier, en fait, « la foi en Jésus le Christ, en Jésus le Fils du Dieu vivant, dès lors que l’homme Jésus est si différent de celui que les Évangiles représentent et de celui que l’Église proclame à partir des Évangiles ». Car, à ses yeux, une difficulté demeurait: « les reconstitutions de ce Jésus, qui devaient être recherchées derrière les traditions des évangélistes et de leurs sources, sont apparues de plus en plus antinomiques: du révolutionnaire anti-romain, travaillant au renversement des pouvoirs en place et échouant, évidemment, dans cette entreprise, au doux moraliste, qui consent à tout et, du coup, finit par causer lui-même sa perte sans qu’on en comprenne très bien les raisons ».
Le livre de Benoît XVI n’est pas écrit contre l’exégèse moderne, au contraire. La méthode historique demeure indispensable en exégèse, explique-t-il, car la foi biblique se fonde sur une histoire bien réelle, et la foi chrétienne elle-même professe l’entrée effective de Dieu dans l’histoire réelle par ces mots: « Le Verbe s’est fait chair » (Jean 1, 14). Selon lui, « si nous écartons cette histoire, la foi chrétienne est abolie en tant que telle et refondue dans une autre forme de religion ». Du point de vue du théologien, toutefois, « les différents livres de l’Écriture Sainte, de même que celle-ci dans sa totalité, ne sont pas simplement une oeuvre littéraire ». Cela découle d’un présupposé essentiel: « L’Écriture est née d’un sujet vivant, le peuple de Dieu; elle s’est développée et elle vit en son sein ».
Sur ce point, l’auteur ne fait que reprendre l’enseignement du concile Vatican II, selon lequel l’Église doit être considérée d’abord comme « peuple de Dieu », pour rappeler l’importance du lien vital qui existe entre l’Écriture et le sujet « peuple de Dieu ». L’Écriture est, pour le théologien, d’une part, « le critère qui vient de Dieu et la force qui guide le peuple, mais d’autre part l’Écriture ne vit justement que dans ce peuple, qui se dépasse lui-même dans cette Écriture et qui devient par là même — en dernière instance à partir du Verbe qui s’est fait chair — peuple de Dieu ». Or, cette affirmation découle elle-même d’une compréhension de l’histoire liée chez l’auteur à une certaine conception des origines de la théologie occidentale. C’est également ce qui ressort du discours que le pape a prononcé au Collège des Bernardins à Paris, le 12 septembre 2008, à l’occasion de sa rencontre avec le monde de la culture.
Parlant de la culture monastique, et des moines qui étaient à la recherche de Dieu, le pape fait remarquer que la voie empruntée par les moines chrétiens était la Parole de Dieu offerte aux hommes dans les Saintes Écritures. La culture des moines requérait, par conséquent, une culture de la parole. D’où l’énoncé d’un premier principe d’interprétation historique: « Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. » Ce qui entraîne comme conséquence que « les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère. » Mais le pape invite à faire un pas de plus vers une vision d’ensemble en situant la bibliothèque elle-même dans le contexte plus large de la communauté.
D’où un second principe: « La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin est une Parole qui donne naissance à une communauté. » Car cette Parole « nous rend attentifs les uns aux autres. [Elle] ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi. » C’est pourquoi, ajoute le pape « il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais également la lire de façon juste. » Ce principe renvoie donc au lien vital, évoqué plus haut, entre l’Écriture et le peuple de Dieu. Or, ce peuple a une histoire; la rédaction des livres de la Bible a elle-même une longue histoire qui s’étend sur plus d’un millénaire. Et cette particularité des livres par lesquels la Parole de Dieu est parvenue jusqu’aux moines est ce qui permet de saisir véritablement la culture monastique de la parole qui s’est développée à partir de la quête intérieure de Dieu.
Dans son discours, le pape rappelle ensuite que Dieu parle dans l’humanité des hommes, à travers leurs paroles et leur histoire, et pas ailleurs. La communauté est donc nécessaire en tant que communauté d’interprétation. D’où ce troisième principe: « L’Écriture a besoin de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. » Et Benoît XVI s’empresse de préciser, afin qu’il n’y ait aucun malentendu sur sa pensée: « [La] structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle aujourd’hui « fondamentalisme ». [Car] la Parole de Dieu […] n’est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. »
Le chapitre du livre qui traite de l’Évangile du Royaume de Dieu est un bon exemple de la manière qu’a Benoît XVI de poser les problèmes. Gardant à l’esprit les propos tenus au Collège des Bernardins, on ne sera pas étonné de voir l’auteur commencer par une analyse fondée sur la critique historique. Le mot « Évangile », explique-t-il, a été traduit par « bonne nouvelle », une expression qui sonne bien à l’oreille mais reste en deçà de la dimension subversive qu’avait pris ce mot. Que signifie-t-il en réalité? « Ce terme renvoie au langage des empereurs romains qui se considéraient comme les maîtres du monde, ses sauveurs, ses rédempteurs. Les messages de l’empereur portaient le nom d’« évangiles », [et ce,] indépendamment du fait que leur contenu soit particulièrement joyeux [ou] agréable. […] Si les évangélistes reprennent ce mot, […] c’est parce qu’ils veulent dire que ce que les empereurs, qui se font passer pour dieu, prétendent à tort, se réalise ici réellement: un message délivré en toute autorité, qui est réalité et non simple discours. »
Mais qu’en est-il maintenant du mot « Royaume »? Plus d’une interprétation est possible et légitime. On peut considérer par exemple que le Royaume de Dieu est établi dans l’intériorité de l’homme, ou qu’il s’agit de la communauté chrétienne; mais ce n’est en aucun cas un point sur une carte géographique. Si le message central des Évangiles était que le Royaume de Dieu est proche, peut-on aller jusqu’à dire aujourd’hui que le Royaume c’est l’Église? On connaît la formule célèbre d’Alfred Loisy, qui disait non sans une certaine ironie: « Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue ». On retrouve ainsi le fossé décrit au début, entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la prédication apostolique. Ce à quoi l’auteur répond: « La question primordiale n’est pas celle de l’Église, mais celle du rapport entre le Royaume de Dieu et le Christ: c’est de la réponse à cette question que dépend la façon dont nous pouvons comprendre l’Église. »
L’auteur croit cependant qu’il faut écarter absolument la réinterprétation sécularisée du concept de « Royaume », et surtout, la vision qu’elle propose du christianisme, des religions et de l’histoire en général, une vision suivant laquelle ni l’Église, ni le Christ, ni même Dieu ne sauraient demeurer au centre de l’annonce du Royaume. Car « non seulement l’Église divise, le Christ aussi, lui qui appartient aux seuls chrétiens. […] Dieu lui-même est un possible élément de division entre les religions et entre les hommes ». Il s’agirait plutôt de chercher, à partir du message de Jésus, « la voie juste permettant de réunir enfin les forces positives de l’humanité dans la marche vers l’avenir du monde ». Ce serait la seule finalité de l’histoire. Les religions pourraient maintenir leurs traditions et vivre chacune leur identité à condition de travailler ensemble à l’avènement d’un monde dans lequel la paix, la justice et le respect de la création seraient déterminants, et rien d’autre.
Or, du point de vue de l’auteur, cela ne peut être qu’illusion ou supercherie: « selon cette perspective, la parole de Jésus semble avoir finalement acquis un contenu pratique. […] Mais ce que l’on constate surtout, c’est que Dieu a disparu et que l’homme est seul à agir. Le respect des « traditions » religieuses n’est qu’apparent. En réalité, on les considère comme une somme d’habitudes qu’il faut bien laisser aux hommes même si, en dernière analyse, elles n’ont pas la moindre importance. La foi, les religions, se retrouvent instrumentalisées à des fins politiques ». Pour couper court à semblable tentative (qu’il compare à la dernière tentation de Jésus au désert), Benoît XVI préconise donc un retour à la question de Dieu, qui constitue à ses yeux l’essentiel. À ce propos, il ne faut pas s’étonner de la position qu’il prend déjà à la fin du chapitre sur les tentations de Jésus (qui précède justement celui sur l’Évangile du Royaume):
« Le royaume humain reste un royaume humain, et celui qui affirme qu’il peut ériger un monde sauvé approuve l’imposture de Satan et fait tomber le monde entre ses mains. Dès lors, nous sommes confrontés à la grande question qui nous accompagnera tout au long de ce livre: qu’est-ce que Jésus a vraiment apporté, s’il n’a pas apporté la paix dans le monde, le bien-être pour tous, un monde meilleur? Qu’a-t-il apporté? La réponse est très simple: Dieu. Il a apporté Dieu. Il a apporté le Dieu dont la face s’est lentement et progressivement dévoilée depuis Abraham jusqu’à la littérature sapientielle, en passant par Moïse et les Prophètes — le Dieu qui n’avait montré son visage qu’en Israël et qui avait été honoré dans le monde des Gentils sous des avatars obscurs — c’est ce Dieu-là, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu véritable qu’il a apporté aux peuples de la terre. »
Les catégories du monde, en somme, ne sont selon l’auteur tout simplement pas applicables au Royaume de Dieu. Le Jésus de Benoît XVI ne s’explique en fait qu’à partir de la définition johannique du « monde », que le livre suppose, et son personnage ne se comprend pas sans la vision du Royaume propre au quatrième évangile, que l’auteur partage. Cela permet aussi de saisir pourquoi celui qui fut préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi combat, comme il le fait ici, une certaine théologie « activiste » de l’espérance. Son livre fait voir comment la lecture qu’il fait du message de Jésus l’a conduit à vouloir assumer pleinement, à la suite des pères du Concile, le paradoxe qui consiste à faire tenir ensemble ces deux termes: un Royaume qui n’est pas de ce monde (Jean 18, 36), en aucune manière, et une Église tout entière dans le monde de ce temps.