Paul atteste notre grandeur, réfute nos dérobades
1. Qu’est-ce donc que l’homme ? Jusqu’où va la noblesse de notre nature ? De quelle perfection est-elle capable ? A toutes ces questions c’est Paul, entre tous les hommes, qui a donné la meilleure réponse. Et le voilà aujourd’hui, qui se tient debout, avec toute sa vie derrière lui ; il parle d’une voix éclatante à la face de tous les détracteurs de l’être humain, et il justifie le Seigneur, il les exhorte à la perfection, il ferme la bouche impudente des blasphémateurs, il leur montre que de l’homme aux anges l’intervalle n’est pas si grand (Ps 8,6 ; He 2,7) pour peu que nous voulions être vigilants à l’égard de nous-mêmes.
Car il n’a pas reçu en partage une autre nature que la nôtre, il ne s’est pas vu attribuer une âme différente de la nôtre, il n’a pas habité un monde autre que le nôtre ; non, il a grandi sur la même terre, dans le même pays, soumis aux mêmes lois et aux mêmes coutumes que d’autres, et il a surpassé tous les hommes, depuis qu’il y a des hommes. Alors, où sont donc ceux qui prétendent que la perfection est chose difficile, son contraire chose facile ? Paul, en effet, proclame contre eux ; « Les tribulations du moment sont légères et donnent, au-delà de toute mesure, leur poids de gloire pour l’éternité » (2 Co 4, 17). Si donc les tribulations du genre de celles qu’il a connues sont légères, de quel poids bien plus faible doivent peser les voluptés qui ont leurs racines en nous!
Un élan infatigable, une joie inébranlable
Nous avons, sans doute, une première raison de l’admirer ; ardent comme il l’était, avec cette surabondance, il ne sentait pas le mal qu’il se donnait pour atteindre la perfection, mais nous en avons une autre encore, c’est qu’il n’était pas poussé par l’appât d’une récompense quand il tendait à ce but. Or, nous autres, on a beau nous proposer un salaire, nous ne supportons pas de nous dépenser pour y arriver ! Lui aimait cette perfection, il se plaisait avec elle, indépendamment même de toute récompense, et tout ce qui passe pour être un obstacle, il sautait par-dessus avec une totale facilité, sans s’en prendre à la faiblesse de son corps, ni aux affaires qui l’assaillaient, ni aux nécessités impérieuses de la nature, ou à quoi que ce soit d’autre. Et pourtant, chargé de soucis plus lourds que n’en ont les généraux et les rois, tous tant qu’ils sont, il était chaque jour dans la plénitude de sa force, et les dangers avaient beau croître, il se présentait avec une énergie renouvelée. Cela éclate dans ces mots : « Sans penser au chemin que j’ai derrière moi, je suis tout tendu pour aller de l’avant. » (Ph 3, 13) Voyait-il la mort approcher, il appelait à partager avec lui la joie qu’il en attendait : « Soyez pleins de joie, soyez pleins de ma joie. » (Ph 2, 18) Voyait-il les périls, les outrages comme toute espèce de mépris s’abattre sur lui, il bondissait de joie, au contraire. Il écrivait aux Corinthiens : « C’est pourquoi je me complais dans les outrages, les détresses et les persécutions. » (2 Co 12, 10)
Un comportement à contre-courant
3. Toutes ces épreuves pour lui, c’étaient les « armes de la justice » (Rm 6, 13), le moyen, précisément, il en faisait la démonstration, de cueillir les plus beaux fruits, et ainsi ses ennemis ne pouvaient en venir à bout d’aucune façon. Fouetté, injurié en tous lieux, outragé, tel un triomphateur avec tout son cortège et tous les trophées qu’il a élevés sur toute la terre, il se glorifiait, rendant grâce à Dieu en ces termes : «Rendons grâce à Dieu qui nous fait toujours triompher. » (2 Co 2, 14) Ce qu’il cherchait, c’était à être traité sans égards, c’étaient les outrages que lui valait la proclamation du message, et il les cherchait avec plus de force que nous ne poursuivrons, nous autres, les honneurs ; il courait après la mort plus que nous après la vie, après la pauvreté plus que nous après la richesse, après la peine plus que nous après le repos, que dis-je « plus », infiniment plus ; il courait davantage après l’affliction que les autres après la joie, il faisait monter, enfin, plus de prières pour ses ennemis que les autres ne font descendre sur eux de malédictions. Il renversa l’ordre des choses, ou plutôt c’est nous qui l’avions renversé, et c’est lui qui le maintenait tel que Dieu l’avait établi.
De son côté, en effet, était l’ordre naturel des choses, de l’autre l’ordre contraire. La preuve ? C’est Paul lui-même qui, tout homme qu’il était, s’attache plus à cet ordre-là qu’à celui-ci. Pour lui, une seule chose à redouter, une seule chose à éviter, c’était d’aller à l’encontre de Dieu, et rien d’autre ; et inversement, une seule chose à désirer, et rien de plus, c’était de plaire à Dieu ; et je ne parle pas seulement des biens de ce monde, mais même des biens du monde à venir. Ne venez pas me parler de cités, de peuples, de rois, d’expéditions militaires, d’armes, de richesses, de provinces à gouverner, de principautés : tout cela ne pesait pas plus, pour lui, qu’une toile d’araignée !
Mais joignez à tout cela les biens du ciel eux-mêmes, et vous verrez alors son amour violent pour le Christ.
Un amour violent pour le Christ
4. Comparés, en effet à cette séduction du Christ, ni la dignité des anges, ni celle des archanges, ni aucun privilège du même ordre ne lui semblaient admirables. Car c’est en sa propre personne qu’il possédait le bien supérieur à tous les autres, sans exception, l’amour du Christ, et avec cet amour, il s’estimait plus heureux que quiconque ; privé de cet amour, il se souciait bien peu d’être du nombre même des puissances, du nombre des trônes et des dominations ; il aimait mieux être dans les derniers rangs en connaissant l’amour du Christ, ou parmi les individus en butte aux avanies, plutôt que d’être privé de cet amour et compter au nombre des gens comblés d’honneurs, tout en haut de l’échelle sociale. Une seule et unique forme d’indignité, à ses yeux : être privé de l’amour du Christ.
C’était cela pour lui la géhenne, c’était cela le supplice, et cela valait tous les maux imaginables ; et inversement, la seule jouissance, c’était de connaître l’amour du Christ.
C’est cela qui était la vie et qui valait bien le monde, c’est cela qui valait la condition des anges, et les biens de ce monde et de l’autre, c’est cela qui valait la royauté, les promesses que nous avons reçues, et tous les biens imaginables. Tout le reste, tout ce qui ne conduisait pas à cet amour ne pouvait éveiller, selon lui, la moindre tristesse, la moindre joie. Il regardait toutes les choses visibles comme des herbes vouées à la pourriture : princes, peuples indomptables ne pesaient pas plus, à ses yeux, que des moucherons ; mort, supplices, châtiments de toutes sortes, jeux d’enfants ! Sauf à les endurer à cause du Christ. Alors, ces épreuves mêmes il les accueillait avec joie, et ses chaînes devenaient sa parure, et on l’en voyait plus fier que Néron lui-même de la couronne qu’il portait. Enfermé dans sa prison, il habitait le ciel même ; coups de fouet, blessures, il recevait tout cela avec plus de joie qu’un vainqueur son prix. J’ajouterai même que les fatigues subies n’avaient pas moins de valeur pour lui que les récompenses, du moment qu’il regardait comme une récompense les fatigues elles-mêmes ! Ainsi les appelait-il une grâce. Regardez donc les choses de près.
Le prix, c’était d’appareiller pour l’autre vie et d’habiter avec le Christ ; demeurer dans la chair, c’était l’épreuve proposée en cette vie (Ph 1, 23-24). Et pourtant, c’est l’épreuve qu’il préfère au prix, c’est elle qui a pour lui la priorité.
Être rejeté loin du Christ, comme un objet de malédiction, voilà l’épreuve, voilà ce qui était pénible, voilà même ce qui allait au-delà de toute épreuve, au-delà de toute peine ; être avec le Christ, voilà la récompense. Mais il préfère l’épreuve à la récompense, à cause du Christ. Peut-être, direz-vous, cela lui était une joie, du moment que c’était pour le Christ ? Oui, c’est bien ce que je soutiens moi aussi : là où nous voyons une occasion de perdre cœur, lui, justement, trouvait la source d’une grande joie.
(suite janvier 2009)