Tout près de Québec, en novembre 1999, un bateau s’est enlisé dans les sables du fleuve. L’accident pourrait être banal. Ce n’est pas la première fois que le Saint-Laurent retient les voitures d’eau dans ses griffes. Mais le cargo en question était en train de se casser en deux par le milieu. Fait plutôt inusité. À des kilomètres de là, le propriétaire se fermait les yeux et les oreilles. Il n’avouait pas que son bateau était en train de sombrer. Ou il ne se résignait pas devant la dure réalité. À l’Île d’Orléans et sur les rives de Bellechasse, on s’inquiétait. Le bateau allait-il couler à pic? Allait-il faire des dommages écologiques? Qu’allait devenir l’équipage?
On dirait une parabole de la vie. Que de bateaux sillonnent les fleuves de nos existences. Nous montons des projets de toute sorte: fonder une famille, trouver la perle rare, monter un plan de carrière, rêver de faire le tour du monde ou du moins une partie, penser une retraite dorée, construire une maison, établir un commerce, attendre un enfant. Nous pourrions multiplier presque à l’infini la flotte de navires que nous pilotons du mieux que nous pouvons depuis notre naissance.
Parmi nos voyages maritimes, il y a des croisières ensoleillées. La mer est belle. La compagnie est bonne. L’équipage est sécuritaire. La mer n’est pas trop houleuse. Le corps supporte bien le tangage. Le bonheur a le vent dans les voiles. Nous nous empressons alors d’inviter les autres à monter à bord. Nous souhaitons que les gens que nous aimons puissent goûter à notre aventure. De retour au port, ces projets nourrissent notre imaginaire. Nous nous les remémorons, ne serait-ce que pour jouir davantage du bonheur qu’ils nous ont apporté.
Il arrive parfois que notre embarcation frôle les récifs. Ou carrément s’enlise dans les sables. Quand nous mettons à l’eau, nous ne sommes pas toujours certains que nos projets tiendront la mer. Il nous arrive de nous lancer dans une affaire en ne pouvant pas évaluer tous les risques. L’échec peut nous surprendre. Il faut alors rebrousser chemin et rentrer au port.
Certains naufrages nous émeuvent plus que d’autres. Ils n’étaient pas prévus ou le projet nous tenait à coeur. Nous regrettons. L’échec peut nous déprimer. Nous perdons le goût du grand large. Frileusement, nous nous retranchons dans le port. L’horizon peut tenter de nous charmer comme les sirènes d’Ulysse, mais nous ne nous laissons plus fasciner. L’ancre est jetée, le bateau est en cale sèche. La morosité s’installe. Finis les beaux projets! «On ne m’y reprendra plus», dit l’amoureux en peine d’amour. «Adieu les grands rêves de carrière!», pense le jeune professionnel qui s’est butté sur un obstacle de taille.
Méfions-nous de nos échecs. Ou plutôt du regard que nous projetons sur eux. La déception peut nous paralyser sans raison. Le caillou sur lequel nous avons achoppé, nous pouvons le dresser comme un rocher infranchissable. Le peur peut nous retenir et nous rendre prudents plus que nécessaire. Que de gens ne risquent plus rien à cause d’un obstacle qui s’est trouvé un jour sur leur route. Un obstacle, un simple obstacle, alors que le reste du parcours est libre, dégagé. Ils deviennent alors des capitaines à la retraite. Ils ne risquent plus. Ils n’osent plus. Leur bateau s’alanguit dans le port. Ils ont domestiqué leur vie alors qu’ils étaient faits pour les espaces sauvages et les mers inconnues. Ils pataugent dans le ruisseau alors qu’ils pourraient s’offrir les vastes horizons de l’océan.
Parlez aux vrais marins de la vie. Ils vous diront que les mers cachent des îles et des continents encore inexplorés. Ils vous feront comprendre que les ports ont pour mission de nous lancer en mer plutôt que de nous retenir sur la terre ferme. Ils vous rappelleront que l’existence humaine est faite pour le grand large.
«Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l’or massif, dit Émile Nelligan.
Ses mâts touchaient l’azur sur des mers inconnues.»