Je m’ennuie, quelque chose comme une sorte de nostalgie. Je m’ennuie d’une dimension de la vie qui occupait beaucoup de place autrefois et que nous ne remarquons pas souvent de nos jours. Je m’ennuie de la politesse.
Dans chaque civilisation, dans chaque culture, un langage de gestes et de paroles exprime les rapports entre les individus. Dans ces gestes et ces paroles, les êtres humains traduisent l’attention qu’ils se portent les uns aux autres. Certains gestes montrent de la déférence, du respect pour les personnes. D’autres veulent dire la reconnaissance quand un don est fait. La plupart de ces gestes et de ces paroles laissent entrevoir l’importance qu’on accorde à la vie quotidienne. Ils donnent une couleur particulière aux liens qui unissent les personnes. Ils apportent aux relations humaines une note de poésie, quelque chose qui appartient au domaine de la gratuité. Le quotidien émerge alors de la banalité et de l’indifférence. Il prend du poids, de la densité. On devine toute la richesse de la vie.
La politesse est le cérémonial de la vie en société. Et comme tout cérémonial, elle agence les faits et gestes en évoquant leur dimension cachée. Nous sommes plus que nos apparences. Nos gestes et nos paroles ont une portée plus grande que les apparences peuvent laisser croire. Vivre à plusieurs, vivre en société, c’est nécessairement inventer une mise en forme de nos rapports de manière à laisser deviner l’invisible. Bref, nous inventons des rites et des symboles pour nous dire l’indicible, pour suggérer des significations. La politesse appartient à cette forme de langage.
Nos us et coutumes ont beaucoup changé. Nos moeurs se modifient. Peut-être sommes-nous en train d’inventer un nouveau langage pour exprimer nos rapports. En cours de route, nous avons abandonné certaines anciennes règles de la politesse. Il est vrai que parfois une politesse trop rigide était artificielle. Nous étions polis pour la forme, sans y mettre vraiment le coeur. Mais, même dans ces cas-là, nos gestes avaient une certaine valeur. Ils disaient l’idéal que nous souhaitions dans nos rapports humains, idéal que nous ne pouvions atteindre en telle ou telle circonstance, mais idéal qu’il était de bon ton de rechercher constamment.
Dans le monde des affaires, particulièrement dans le commerce, le client a toujours raison. C’est un principe. Aussi les gens du métier ont-ils appris à se montrer accueillants et courtois. Il en va de la renommée de la maison. Mais, au-delà des intérêts commerciaux, la politesse rend la vie agréable pour tout le monde et dans toutes les circonstances. Saluer avec le sourire, offrir une chaise, laisser passer quelqu’un devant soi, s’excuser, respecter la propreté d’un lieu: autant de gestes pour dire que les autres ne nous laissent pas indifférents, autant de gestes de respect qui valorisent les personnes.
La vie est courte, la terre est petite. Aussi bien nous offrir une bonne qualité de vie. Les bonnes manières ne sont pas toujours affectées. L’attention aux autres n’est pas toujours une contrainte ou un esclavage. Même au milieu d’une foule anonyme, quand les gens nous sont inconnus, la courtoisie a sa place. L’idée de démocratie et sa mise en oeuvre rappellent la place éminente qu’occupe chaque personne dans une société. Il n’existe pas de gens négligeables. C’est aussi ce que veut dire la politesse. Elle parle de fraternité, de convivialité, de solidarité, de respect, d’estime, d’attention à l’autre. Elle peut revaloriser quelqu’un qui se méprise ou se sent méprisé. Elle donne un nom à qui peut avoir l’impression de ne plus en avoir. Et le respect qu’elle témoigne peut être compris comme une certaine forme de l’amitié.
J’ai la nostalgie d’une politesse perdue. Mais au-delà de cette nostalgie, il y a l’espoir que nous ayons assez de créativité pour inventer jour après jour l’art de vivre ensemble dans le respect et l’estime mutuelle.