Enzo Bianchi est né le 3 mars 1943 à Castel Boglione ( Italie). Très jeune, il s’engage dans le mouvement politique de la Démocratie Chrétienne. Après ses études à l’Université de Turin, il s’implique dans une fraternité œcuménique, mixte. Ses rencontres avec l’Abbé Pierre puis, quelques années plus tard, avec le frère Roger de Taizé vont être déterminantes pour l’orientation de sa vocation. En 1966, il s’installe dans le hameau abandonné de Bose (Italie) pour y fonder une communauté monastique interconfessionnelle. Il vit quelques années de solitude avant que des disciples, hommes et femmes, ne se joignent à lui. Il est actuellement prieur de la communauté de Bose.
3. L’hospitalité au jour le jour.
Le texte de l’historien chrétien Sozomène, que je citais au chapitre précédent, témoigne d’un fait extrêmement significatif : à Mambré, le lieu où Abraham et Sara avaient rencontré Dieu sous la forme de trois hommes de passage, il se célébrait, au Ve siècle de notre ère, en été, une grande rencontre populaire festive, rassemblant les gens du lieu et d’autres venus de plus loin, Palestiniens, Phéniciens et Arabes. Tous participaient a cet événement annuel avec enthousiasme : « La fête est recherchée de tous avec empressement : des Juifs en tant qu’ils se vantent d’avoir Abraham comme patriarche, des païens à cause de la visitation des anges, des chrétiens à leur tour parce qu’est apparu alors à cet homme pieux celui qui, plus tard, s’est manifesté pour le salut du genre humain en naissant de la Vierge. » Or, si de telles occasions de rencontres joyeuses et d’échanges confiants se produisaient au Ve siècle, comment est-il possible que les choses se soient ensuite gâtées ?
Un paradoxe semblable s’observe en Serbie et dans la région où, jeune, je voyageais volontiers, et que personne n’appelait encore le Kosovo. On y célébrait, le 20 juillet, la fête de saint Élie : les chrétiens, les musulmans (les Kosovars) et même de petites minorités juives se réjouissaient ensemble, durant une semaine, au nom du prophète Élie. Or, à peine vingt ans plus tard, s’est perpétré sur ces mêmes terres le massacre des uns par les autres dans le délire de la « purification ethnique ».
Sur fond de cette riche tradition de rencontres mais sur fond aussi des épisodes sombres qui l’ont flétrie, nous pouvons comprendre combien hospitalité et extranéité sont liées l’une à l’autre et doivent se vivre au jour le jour. Il ne s’agit pas là seulement de thèmes auxquels se référer comme à des comportements hors du commun, d’actions qui dépendraient de l’éventuelle venue d’étrangers dans des circonstances particulières. Non, il s’agit pour nous d’assumer pleinement notre condition d’extranéité, celle-là que nous partageons avec « l’autre », afin de devenir capables d’accueil et d’hospitalité au quotidien.
Toutefois, dans nos sociétés, l’hospitalité authentique est une des attitudes les plus difficiles à mettre en pratique. Nous sommes prêts à venir en aide aux étrangers qui se présentent ; mais sommes-nous également disposés à les admettre sous notre toit, dans l’espace de notre maison? Or, on ne peut parler d’accueil des étrangers au plein sens du terme si on se limite à accomplir à leur égard quelques gestes destinés à les soulager dans le besoin, en les gardant, en réalité, à distance. Il faut bien au contraire accepter de se tenir en leur présence, plutôt que de chercher à « faire quelque chose » en leur faveur. Oui, l’accueil est la capacité de « se tenir avec », d’admettre l’autre dans ce qui est notre espace quotidien. Nous savons tous d’expérience combien le fait de se trouver avec d’autres, de parler avec eux et de partager avec eux la nourriture est essentiel à notre existence en tant que personnes ; de même, l’autre devient véritablement une personne à nos côtés lorsque nous sommes capables avec lui de tels échanges. Faute de quoi, le rapport que nous aurons avec l’étranger restera toujours infiniment fragile, risquant de se transformer en hostilité et de faire de l’autre un ennemi.
Dans une annotation au début de ce livre, je faisais remarquer que ce sont presque toujours les pauvres qui vont vers le pain, et que le pain ne va presque jamais là où se trouvent les pauvres. L’histoire le montre clairement, notamment dans notre actualité historique. Face au flux de « pauvres » vers nos terres, il nous appartient assurément d’exercer la charité à leur égard, mais une charité intelligente. Notre générosité, aussi grande soit-elle, est vaine si nous continuons à offrir à tous un accueil manquant de cohérence. La charité que nous exerçons à l’égard de ceux qui se présentent à nous n’est pas authentique si nous refusons de nous engager avec eux sur des chemins leur permettant de nous connaître dans notre identité culturelle, et éventuellement de réagir à celle-ci, pour qu’il leur soit possible de grandir dans un sentiment d’appartenance concrète à notre société. Sans ces chemins de connaissance mutuelle, ce que nous réalisons à leur intention, de manière sans doute magnanime, ne s’ouvre pas à une véritable vie commune.
Souvent, nous invitons ces personnes à s’établir chez nous, heureux qu’elles prennent en charge des tâches que nous ne sommes plus disposés à assumer. Mais, en les recevant sans disposer de lieux leur permettant de s’établir parmi nous, nous les contraignons à se retrancher dans des ghettos. Si nous n’offrons pas de solutions réalistes pour permettre l’insertion, par exemple, de ceux qui naîtront parmi ces étrangers ou de ceux qui, parmi eux, deviendront bientôt des personnes âgées, nous ne leur permettons pas de devenir des sujets à part entière dans nos villes, nous ne faisons que créer des zones où se répandront le ressentiment, l’illégalité et la violence. L’accueil de la différence de l’autre, quel qu’il soit, doit aller jusqu’à l’acceptation d’une vie pleinement partagée. La charité, si elle se veut cohérente, est à ce prix.
4. Au-delà de la peur de l’autre.
Il ne fait pas de doute que la réaction de peur qui naît de la découverte de la diversité est à prendre au sérieux et n’a pas à être niée : les personnes différentes par la culture, la religion, et les comportements éthiques nous inspirent de la crainte, c’est un fait. Ici encore, la vigilance et l’intelligence sont de rigueur, pour éviter de décoller de la réalité.
Il s’agit de bien identifier le « caractère » de la différence qui est à l’origine de ces peurs. Bien qu’on le dise peu, je crois que la peur devant la différence éthique est aujourd’hui plus déterminante que la peur qui naît devant la différence religieuse. Or on qualifie parfois de religieuse une différence qui, en réalité, porte sur des questions éthiques et qui, pour cette raison, effraie davantage encore. En Europe, en effet, nous avons déjà fait un long chemin en matière de rencontre, de dialogue et de reconnaissance mutuelle sur le plan religieux. Mais nous sommes aujourd’hui face à une réalité nouvelle : si, jusqu’à il y a quelques décennies, l’Europe partageait une unique éthique, dérivée du mode de pensée chrétien et qui coïncidait fondamentalement avec l’éthique laïque, nous sommes confrontés en revanche aujourd’hui à des éthiques extrêmement diversifiées. Elles séparent les Églises chrétiennes entre elles ainsi que les différentes religions ; elles séparent les personnes croyantes de celles qui ne croient pas, ainsi que chacun de ces groupes en leur propre sein. L’éthique se présente désormais comme une gamme infiniment variée de
« possibles ». On passe de positions que l’on peut définir comme nihilistes — pour lesquelles aucun principe, aucune instance éthique ne sont nécessaires, et où la liberté laissée à chaque individu règne en seule maîtresse — à des positions qui naissent d’un durcissement rigide de l’éthique et finissent par prendre les teintes du fondamentalisme.
À titre personnel, je crains davantage, pour les années à venir, l’affrontement entre la pluralité des éthiques que le choc entre les religions ou les cultures, en particulier dans nos sociétés occidentales. Reconnaissons combien est fort l’affrontement chaque fois qu’on entreprend de légiférer sur des questions que les différents « camps » en matière éthique évaluent diversement. Ces tensions naissent d’un sentiment de peur. Or la peur face aux croyants d’autres religions a déjà été en bonne partie surmontée, dès lors que l’identité de chacun est claire. Mais lorsqu’il apparaît une différence ouverte en matière éthique, dans un domaine moral — pensons aux débats sur les questions de la famille, par exemple —, chacun se sent personnellement menacé.
Quoi qu’il en soit, cette réaction de peur devant ce que nous ressentons comme « autre » doit être prise au sérieux. Penser que les différences se laissent intégrer facilement, sans une vraie prise en compte des options des uns et des autres, serait faire preuve de naïveté, d’une naïveté ouvrant la route à l’agressivité et à la violence. Il est donc extrêmement important de considérer sereinement mais sérieusement la différence, de chercher à l’évaluer et de connaître en profondeur qui est l’autre dans son altérité.
Cet itinéraire passe en particulier par la voie longue et laborieuse de l’écoute. Or nous ne sommes guère habitués à écouter, même parmi les chrétiens. Bien souvent, certes avec de bonnes intentions, nous sommes amenés à définir l’autre par nous-mêmes, sans lui laisser le loisir de se dire de lui-même. Mais la personne différente a le droit, voire le devoir de dire qui elle est, car le contentieux et l’incompréhension naissent souvent de ce comportement de non-écoute. L’agressivité que les différences font surgir a précisément pour origine le fait que nous n’acceptons pas que l’autre s’auto-définisse : nous le jugeons d’abord, ou tout au moins nous prétendons que notre jugement coïncide avec sa propre définition. Cette cause d’incompréhension n’autorise aucun type de dialogue et moins encore de rencontre. Il y a donc un chemin ardu à suivre, en respectant des étapes bien précises, pour que l’altérité des partenaires et la peur qu’elle inspire à chacun puissent être prises en compte et surmontées.
À cet égard, et pour revenir au domaine ecclésial, je voudrais apporter une dernière précision concernant la perception de l’identité des chrétiens. S’il faut laisser à chacun le soin de se définir lui-même, il y a également, dans nos milieux d’Églises, à éviter les situations où les identités se durcissent : les chrétiens ont à refuser de vouloir se comprendre sans les autres, ou pire, contre eux. Si nous avons à approfondir notre identité chrétienne, lui évitant de se montrer faible ou incertaine, et de faire naître des ambiguïtés au contact d’autrui, cette identité se nie si elle en devient dure ou arrogante. Renonçons aux faux irénismes, qui tentent de tout concilier, et finissent par tout niveler : toutes les croyances ne sont pas égales, toutes les fois ne partagent pas le même Dieu! Mais renonçons aussi aux fondamentalismes et aux identités bâties sans les autres ou contre eux. Nous trouvant incertains devant autrui, plus ferme dans ses positions, nous nous laissons facilement entraîner dans une réaction violente de déni, et le durcissement arrogant de l’affirmation identitaire conduit nécessairement à l’opposition. Rappelons-le : notre identité chrétienne est celle d’étrangers et de pèlerins (voir 1 P 2,11). Pour un chrétien, dévoiler son identité, c’est nécessairement s’impliquer dans une rencontre dans la vérité avec son partenaire ; et de cette rencontre, il émergera que nous sommes tous étrangers les uns aux autres. Cette certitude nous autorisera à nous ouvrir à ceux qui se présenteront en face de nous, eux-mêmes le plus souvent étrangers par origine.