Dramatique et dynamique
Jésus disait aux chefs des prêtres et aux pharisiens : « Écoutez cette parabole : Un homme était propriétaire d’un domaine ; il planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour de garde. Puis il la donna en fermage à des vignerons, et partit en voyage. Quand arriva le moment de la vendange, il envoya ses serviteurs auprès des vignerons pour se faire remettre le produit de la vigne. Mais les vignerons se saisirent des serviteurs, frappèrent l’un, tuèrent l’autre, lapidèrent le troisième. De nouveau, le propriétaire envoya d’autres serviteurs plus nombreux que les premiers ; mais ils furent traités de la même façon. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : ‘Ils respecteront mon fils.’ Mais, voyant le fils, les vignerons se dirent entre eux : ‘Voici l’héritier : allons-y ! tuons-le, nous aurons l’héritage !’ Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. Eh bien, quand le maître de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ? »
On lui répond : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui en remettront le produit en temps voulu. »
Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire. C’est là l’oeuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux ! Aussi, je vous le dis : Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à un peuple qui lui fera produire son fruit.
Commentaire :
Ce texte de Matthieu est complexe et provoquant. Il offre une parabole, une controverse et des citations des Écritures, le tout placé dans un contexte polémique, à Jérusalem, au moment où le conflit entre Jésus et les chefs religieux s’intensifie. L’évangéliste y met ensemble plusieurs éléments clés de sa catéchèse, depuis l’histoire de l’alliance et la passion du Christ jusqu’au rôle de l’Église. L’histoire de l’Alliance se révèle dramatique, faite de violence et d’échecs de la part des hommes, mais aussi de patience et de relance de la part de Dieu. Les prophètes ont été maltraités ou tués, leur voix n’a pas été entendue. Jésus aussi, le fils tué hors de la vigne, a été rejeté mais il est devenu la pierre angulaire du nouveau temple. L’Église, faite de juifs et de païens, est maintenant le nouveau peuple à qui est confié la responsabilité de la vigne, identifiée ici avec le Royaume.
Mais par-delà et en lien à ces perspectives sur le Christ et l’Église, un enjeu est souligné, qui demeure actuel. Dans ce temps de l’histoire, qui se déroule entre la mise en place de la vigne et le retour du Maître, ce qui est en jeu à toutes les époques, c’est un bien confié, le Royaume. La dramatique de l’alliance se vit autour de deux aspects de ce bien: notre façon de le recevoir et notre responsabilité de le faire fructifier.
Ce bien ne nous appartient pas, il est confié en gérance. Quels que soient les gens chargés de s’en occuper, la tentation est de considérer le bien comme une possession à détourner pour son propre profit. Matthieu affirme la transcendance de ce bien, qui nous est remis dans la confiance mais qui n’est pas fait pour être accaparé. Le drame des vignerons, c’est de vouloir s’en emparer et d’en faire leur monopole ; ils vivent leur relation à la vigne en compétition avec le maître, refusant leur statut d’intendants de biens qui ne sont pas les leurs. Les prophètes, ainsi que Jésus, sont rejetés parce qu’ils viennent rappeler la destination universelle de ce bien, qui appartient à un Autre. Au nom du Dieu vivant, ils dénoncent les accaparements et détournements, ils osent inviter d’autres personnes à travailler à la vigne, et ils annoncent la grandeur de ce bien offert pour tous. Cela dit déjà beaucoup sur la façon d’exercer des responsabilités sociales ou ecclésiales, et sur le sens du bien commun, ce bien qui n’appartient pas aux responsables. Le bien demeure un don pour tous et sa gestion nécessite décentrement, modestie et respect.
Le bien de la vigne est ici enlevé aux vignerons pour être confié à d’autres, mais l’enjeu demeure le même pour ceux qui le reçoivent: faire produire du fruit à ce qui est donné. Le bien est confié pour qu’il produise des fruits, il est fait pour cela. Sa nature est dynamique. En Matthieu, cette question des fruits est centrale et revient dans tout l’évangile depuis la prédication de Jean Baptiste, les paraboles de Jésus sur les arbres et les maisons dans le sermon sur la montagne, jusqu’à celles des deux fils, des talents, des dix vierges et du jugement final. Les fruits sont le critère ultime de l’authenticité d’un engagement. Ils se nomment miséricorde, amour concret et actif d’autrui dans le besoin, bienveillance envers l’ennemi. Ils sont de l’ordre de la pratique, d’un faire qui met en oeuvre la volonté de Dieu. L’alliance n’est pas d’abord affaire de rites et de règles mais de relations et de don de soi.
La passion des serviteurs de Dieu, où qu’ils soient, se poursuit tout au long de l’histoire humaine. Son parcours est dramatique mais non désespéré. Car de nouveaux disciples, imprévus et méconnus, régulièrement viennent prendre le relais et relancer la dynamique du Royaume. Hommes et femmes, vieillards et enfants, venant d’îles lointaines ou de banlieues proches, qui reçoivent la promesse comme un don précieux et se mettent à l’oeuvre, celle du Dieu vivant. Rien n’est jamais acquis, ni notre force ni notre faiblesse, mais des fruits inespérés peuvent apparaître.