Beauté, richesse, distinction : tel est l’apanage de l’unique fille de Jacques Le Ber considéré, à l’époque, comme le plus riche commerçant de Ville-Marie. Pourtant, en 1680, à peine âgée de 18 ans, la femme la plus attirante de la colonie commence, à l’imitation de Catherine de Sienne, une vie de recluse dans la maison paternelle. Le 5 août 1695, après le chant des vêpres, tout Ville-Marie est à la porte de la maison de Jacques Le Ber d’où partira la procession liturgique de « l’entrée en réclusage » dans une nouvelle cellule que Jeanne a voulu adjacente à la chapelle des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, chapelle dont l’argent de la recluse a facilité la construction. Dans cette même cellule, dix-neuf ans plus tard, le 3 octobre 1714, telle une lampe qui s’éteint sans bruit, Jeanne meurt après une vie entièrement vécue dans le rayonnement de la présence eucharistique.
Revenons en arrière. Un événement nous fera comprendre d’où vient, chez Jeanne, ce besoin de vivre près de l’Eucharistie. En 1698, deux Anglais, bien en vue, se trouvent à Montréal. Amis de la famille Le Ber, ils ont demandé à l’évêque la permission de visiter la recluse. Extrêmement frappés de voir la fille la plus riche du Canada vivre si pauvrement, ils questionnent : comment fait-elle pour accepter ce genre de vie ? Elle répond qu’il y a un aimant… « Quel est cet aimant ? » demande celui des deux visiteurs qui est ministre protestant. Alors, ouvrant une petite porte qui donne sur le Tabernacle de l’église des Sœurs, la recluse répond doucement : « Voici mon aimant ». En ces trois mots, toute la spiritualité, toute la vie intérieure de Jeanne nous sont livrées.
La liturgie des Heures nous offre un psaume qui traduit bien cette puissante force d’attraction qui fit de Jeanne la « captive amoureuse » de l’Eucharistie. C’est le Psaume 62, celui qu’on appelle justement le psaume de la soif de Dieu. On sent, dans le texte, la tension frémissante de l’âme en quête du Seigneur. L’utilisation liturgique du Psaume 62 a quelque chose de frais, de matinal, de festif. En effet, ce psaume est récité à l’office du matin, le dimanche de la première semaine. Il est repris également à maintes occasions particulièrement joyeuses : « La joie sur les lèvres, je dirai ta louange » (v. 6b). Chanter la louange divine est l’occupation première de la recluse. Très tôt, le matin, Jeanne, en oraison, peut dire avec le psalmiste : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube, mon âme a soif de toi. » (v. 2) La place donnée au Temple, au sanctuaire où se vit la contemplation est centrale dans ce psaume (v. 3). Remarquons ce verset magnifique : « Je crie de joie à l’ombre de tes ailes. » (v. 8b) Allusion délicate aux ailes des Chérubins qui protégeaient de leur ombre l’arche d’alliance, pour Jeanne, c’est plutôt l’envol de sa pensée vers le Tabernacle. Joyeuse prière du matin mais également silencieuse prière nocturne : « Dans la nuit, je me souviens de toi. » (v. 7)
Travaillant les superbes broderies qu’elle exécute sur des vêtements reliés au culte de l’Eucharistie, Jeanne, dans son dialogue adorateur, a vécu ce verset : « Je reste des heures à te parler. » (v. 7) Trop tôt s’achève le psaume, sur une note de tendre intimité avec Dieu : « Ta main droite me soutient. » (v. 9) Une traductrice juive (Marina Mannati) a rendu cette dernière ligne par une expression d’une telle candeur que chacun doit retrouver son cœur d’enfant pour oser la faire sienne : « Ta droite me tient serré… » Quel petit enfant n’a pas dit un jour à son père en se blottissant contre lui : « Tiens-moi serré, serré. » Agréable surprise de trouver, à la fin du Psaume 62, ce subtil parfum d’absolue confiance caractérisant l’enfance spirituelle. Au ciel, Jeanne de Ville-Marie et Thérèse de Lisieux doivent certainement se rencontrer…
Jeanne Le Ber, recluse, 1662-1714