L’épreuve, l’adversité, la contradiction font trop souvent partie de notre vie humaine. Le Ps 93 envisage ces forces adverses comme le combat primordial entre la divinité organisatrice des origines, bonne, et les forces du chaos, mauvaises. Ce combat, qui aurait eu lieu au début du cosmos, n’est jamais terminé. Le monde est constamment menacé de retourner au chaos et il faut l’intervention bienfaisante de Dieu pour le garder dans l’ordre et l’équilibre qu’il a établis. La même chose peut se dire de tous les combats des humains contre quelque puissance qui menaçante.
1Le Seigneur est roi;
il s’est vêtu de magnificence,
le Seigneur a revêtu sa force.
Et la terre tient bon, inébranlable;
2dès l’origine ton trône tient bon,
depuis toujours, tu es.
3Les flots s’élèvent, Seigneur,
les flots élèvent leur voix,
les flots élèvent leur fracas.
4Plus que la voix des eaux profondes,
des vagues superbes de la mer,
superbe est le Seigneur dans les hauteurs.
5Tes volontés sont vraiment immuables :
la sainteté emplit ta maison,
Seigneur, pour la suite des temps.
Le Ps 93 ouvre la collection des psaumes Dominus regnavit, cette série d’hymnes célébrant la royauté de Dieu sur le cosmos et sur l’histoire (Ps 93; 96-99; aussi Ps 47). Les spécialistes ne sont pas certains s’ils ont été composés en lien avec une fête liturgique. Même si le psaume est « orphelin » dans l’hébreu, c’est-à-dire qu’il ne comporte pas de titre, le texte grec et le talmud indique qu’il était récité « la veille du sabbat, quand la terre fut habitée », c’est-à-dire le vendredi soir, en lien avec le sixième jour du premier récit de la création (Gn 1,24-31). Le Ps 93 comporte quelques thèmes communs avec le Ps 29 : le tonnerre du Dieu des tempêtes, le trône royal de Dieu, le temple / palais et la louange céleste du Dieu roi.
La structure du poème est assez simple. Premièrement, les versets 1-2 sont une acclamation solennelle d’ouverture (Dieu règne, il porte un manteau royal et une épée, stabilité du monde et stabilité du trône); les versets 3-4 constituent ensuite le corps de l’hymne (le révolte des océans et l’exaltation de Dieu); le tout se terminant par une acclamation finale de Dieu dans son temple (v. 5).
Commentaire
• v. 1 Comme l’hébreu commence habituellement ses phrases avec le verbe, le fait que le nom de Dieu occupe cette place ici indique une insistance qu’on pourrait traduire : « c’est Yahvé qui est roi [et non pas un autre] » (cf. Is 44,6; 45,5). Avec son manteau et son épée, symboles de sa puissance, Dieu est représenté ici comme les grands rois d’orient (cf. Ps 45,4; 96,6; 104,1; Is 11,5; 51,9; 59,17; Ép 6,14-16). Les reins ceints évoquent la coutume qu’avaient les guerriers de bien serrer à la taille les pans de leur tunique avant le combat ajoute l’idée d’une action offensive.
« il a fixé le monde » en enfermant la mer dans des limites infranchissables (Jb 38,8-11) en enfonçant les montagnes « inébranlables » au cœur des océans (Ps 24,2; 104,5-9). Selon les cosmogonies anciennes, reprises dans des récits bibliques comme celui de Gn 1, la/les divinité(s) organisatrice(s), après avoir séparé la terre d’avec les eaux, l’a posée sur des colonnes inébranlables, l’a arrachée à la domination des océans et cette terre constitue désormais l’escabeau de son trône (Is 66,1). Voir encore Ps 18,16; 24,1-2; 74,12-14; 75,4; 89,10-11; 104,5-9; Is 51,9-10; Jb 38,8-11.
• v. 2 Le ciel est le palais de Dieu, son trône dans la nuée (Ps 8,3; 9,5; 11,4; 45,7; 47,9; 97,2); quant au trône terrestre de Dieu, c’était le temple (cf. Jr 17,12), plus précisément le saint des saints où se trouvait l’arche d’alliance, avec ses chérubins aux ailes déployés (cf. Ps 18,11), réplique sur terre d’une réalité céleste. D’après la vision orientale ancienne, il y avait une interaction continue entre le trône de Dieu et le cosmos, une sorte de pont entre le temple de Jérusalem et l’habitation céleste de Dieu. La liturgie terrestre était donc considérée comme une participation à l’assemblée céleste. Le propitiatoire de l’arche d’alliance est d’ailleurs souvent désigné comme l’escabeau du trône céleste de Dieu. De cette manière, la terre et le ciel participent à la même stabilité. Le trône de Dieu des v. 2 et 5 était le symbole tout à la fois de sa puissance sur terre et de sa victoire sur les puissances cosmiques, manifestée également dans la victoire d’Israël sur ses ennemis historiques. La stabilité des réalisations de Dieu sur la terre porte le gage de la stabilité de ses projets sur Israël, notamment en ce qui concerne l’alliance et la dynastie davidique (cf. 1 R 2,12.24.46; Ps 89,4-19.36-38; Pr 16,12; 25,5; 29,14).
• v. 3-4 Dans la partie principale du psaume, on assiste à la description d’une lutte cosmique gigantesque entre l’eau de l’océan primordial et Dieu. Vaincu lors de la création, l’océan tente encore de se révolter contre l’ordre établi par Dieu. En effet, par trois fois au v. 3 retentit le mot « flots », signifiant la force de l’eau des océans, dont résonnent aussi « leurs voix » et « leurs fracas », c’est-à-dire la violence de la tempête. Ce v. 3 brosse un tableau terrifiant des vagues de la mer en furie montant à l’assaut de la terre ferme comme pour la dévorer ou la gruger, s’élevant vers le ciel dans une vaine tentative d’en perturber l’ordre. La Bible parle encore de ce combat primordial entre Dieu et les forces du chaos en leur donnant les noms des monstres marins primitifs (Léviathan et Béhémoth). Le v. 4 est en net contraste avec celui qui précède. Là, c’était le tumulte des eaux menaçantes de la mer; ici, c’est le silence éternel des hauteurs célestes où le Seigneur maîtrise toutes les forces du cosmos. Les exégètes ont tenté, avec un succès contestable, à concrétiser dans l’histoire les forces menaçantes du chaos dont parle le psaume. Mais, au-delà d’un fait précis ou identifiable, difficile, voire impossible, à préciser, il faut voir dans le psaume une louange au Dieu vainqueur des forces hostiles. À travers l’histoire de son peuple, le psalmiste découvre que l’ordre cosmique imposé avec force au chaos primordial par Dieu trouve son équivalent dans l’économie de l’alliance et la consécration du temple qui, en offrant à Dieu un peuple et une lieu pour y habiter, lui permet d’assurer l’existence et la pérennité de l’ordre du salut.
• L’acclamation finale du v. 5 évoque les volontés ou le témoignage du Seigneur dans un contexte d’alliance et de royauté de Dieu sur Israël. Dans les textes de Ras Shamra on affirme qu’à Baal devenu roi on construisit un palais dans les cieux et que son temple sur terre en était une réplique. Dieu, lui, règne depuis toujours dans son palais céleste. « Tes décrets » constituent la loi révélée, aussi immuable que l’univers physique, fondement du règne définitif de Yahvé en Israël comme dans la création. L’intangibilité des décrets divins concernant la création porte en elle-même la garantie de l’intangibilité de la loi mosaïque dont le temple de Jérusalem (1 R 9,3.6.7; Ps 46,3-7; 125,1) est le symbole et le gardien, au centre du monde (Éz 5,5). À ce titre, la loi et le temple apparaissent revêtus du même caractère sacré que la création (Ps 99,3.5.9; 111,9; Dt 12,5; 16,6.16; Is 16,12; Jr 17,12; Éz 5,21; 42, 14; Jn 2,5; 1 R 8,13; 9,3). La sainteté de la loi divine sur l’homme prolonge la sainteté de la loi divine sur la création : le sanctuaire terrestre de Dieu, d’ordre moral, complète le sanctuaire céleste, d’ordre physique et cosmique (cf. Ps 19; 148).
Enseignement
Aux extrémités du poème (v. 1-2 et 5), c’est l’idée de stabilité qui domine, avec des mots comme « être fixé, stable, fidèle, solidement établi, depuis toujours, pour toujours »; tandis que le corps du psaume (v. 3-4) évoque plutôt l’instabilité et le mouvement. Le début et la fin du psaume couvrent donc l’ensemble du temps sous l’angle de la stabilité et de la solidité, de même que l’espace, considéré à partir des deux trônes de Dieu : celui du ciel et celui de la terre. Stabilité du monde dans la création, mais aussi stabilité de la Torah et du temple dans l’histoire du salut. Entre ces deux extrêmes, le chaos menace encore et toujours. En effet, la voix des grandes eaux évoque les forces adverses qui voudraient renverser l’ordre établi par Dieu. Intangible par ses lois, le monde physique apparaît comme le fondement de la stabilité des lois qui régissent le monde moral établi par Dieu. En exaltant Dieu pour tout ce qu’il réalise, tant dans la création qu’en Israël, le psalmiste se trouve entraîné à souhaiter pour le sanctuaire terrestre de Dieu, centre du monde religieux, une existence aussi assurée et glorieuse que celle manifestée par son sanctuaire cosmique.
Relecture chrétienne
Dieu règne sur le monde dans la personne du Christ ressuscité qui dirige les forces de l’histoire. Comme à l’océan primordial en furie, Jésus commande à la tempête avec le même calme vainqueur et crée la même stabilité quand il intime ses ordres à la tempête en Mc 4,39-41 : « Silence! Tais-toi! ». Ainsi, le Ps 93 peut devenir une magnifique hymne christologique, et c’est sans doute pour cette raison que la liturgie des Heures le récite le dimanche matin. Comme en témoigne le Nouveau Testament, Jésus ressuscité unifie le ciel et la terre par sa victoire définitive sur les eaux menaçantes du mal et de la mort. Jésus Christ est également à la fois créateur du monde dès l’origine et, dans l’histoire, la loi nouvelle en personne, la seule maison qui puisse symboliser durablement la présence de Dieu sur notre terre. Contre toutes les forces hostiles qui s’élèveraient pour dominer le monde, depuis toujours le Seigneur de l’univers s’est ceinturé de force pour maîtriser le chaos et établir solidement et durablement son règne. Aussi, la liturgie a appliqué le psaume au Christ dans la ligne d’Ap 4,11; 11,15-17; 12,10; 19,6.