Dernière de couverture :
« Ce lundi matin 16 octobre 1989, je ne peux résister à la force qui m’habite. Je me lève : je dois démissionner… » Un jeune banquier d’affaires franco-américain qui sa vie de golden boy pour rejoindre un austère monastère cistercien en Savoie. Pourquoi ? Lui-même s’interroge. A l’ombre des murs de clôture, relié à d’autres explorateurs mystiques comme les moines de Tibhirine, en Algérie, sa recherche spirituelle s’enrichit. Un appel insolite se dessine : fonder une petite fraternité dans les « Quartiers-Nord » de Marseille.
Ce récit rythmé, empreint d’humour et de sensibilité, plonge le lecteur dans des microcosmes étonnants. A rebours des images stéréotypées, les événements de la vie quotidienne témoignent d’une discrète mais réelle dynamique de métamorphoses. Dans l’humilité d’un patient voisinage, les rencontres entre riches et pauvres, chrétiens et musulmans, croyants et incroyants, Français et étrangers, enfants et adultes, transforment les représentations du monde et de Dieu. Loin des poncifs du « choc des civilisations » et de la « crise des banlieues », cette expérience concrète de fraternité humaine accouche d’une société mieux éclairée, plus juste et joyeuse. Elle témoigne de la fécondité du « nouveau monachisme » qui voit le jour depuis les années 1990.
Henry Quinson est membre fondateur de la Fraternité Saint Paul, une petite communauté de prière et de travail en cité HLM, qui se veut accueillante à tous. Economiste bilingue, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, professeur certifié d’anglais et de lettres, traducteur et auteur, l’essentiel de sa vie est discrètement consacré à ses voisins de la cité Saint Paul, à Marseille, où il vit depuis 1997.
P 25 : Démission.
Ce lundi matin 16 octobre 1989, je ne peux résister à la force qui m’habite. Je me lève : je dois démissionner de la banque. « J’ai prié ce matin. Je pleure. Il me semble qu’il n’y a plus de compromis possible entre ma faible volonté de richesse, de pouvoir et de tendresse humaine, et la puissante volonté de mon Père, qui m’attire à Lui par son Fils et en son Esprit. C’est complètement fou : je doit tout abandonner pour Lui. »
Après avoir écrit ces quelques mots, je quitte mon domicile. Il est 8h30.
Comme tous les matins, je traverse le pont de l’Alma, contemple les flots sombres et majestueux de la Seine qui séparent la rive gauche et rive droite des Champs-Elysées. Les bijoutiers et hauts couturiers du Triangle d’Or n’ont pas encore éclairé leurs vitrines. Le Grand Palais me rappelle des souvenirs : la terrasse de mes parents, au cinquième étage du 6 ru Jean-Goujon, en surplombait le dôme. C’est là que je révisais mes examens d’étudiants. « Le temps n’est jamais perdu : il est là, au-dehors, parmi les choses », observait Georges Poulet.
Arrivé à la banque, rue de Courcelles, je demande à voir mon directeur. Il n’est pas disponible. Je dois patienter jusqu’à cet après-midi. Je me mets au travail comme d’habitude mais profite de la pause de midi pour aller me confesser. Charles de Foucauld a vécu sa conversion dans l’église Saint-Augustin, proche de mon lieu de travail. Je décide de m’y rendre.
L’immense édifice est ténébreux et glacial. Un vieux prêtre lit son bréviaire dans une petite salle annexe. Il m’accueille et m’invite rapidement à faire mes « aveux ». Puis il me demande de réciter « l’acte de contrition ». Je lui explique que je ne le connais pas par cœur. Il me fait donc répéter chaque phrase après lui. Avant de partir, le prêtre ajoute, s’adressant à moi comme à un enfant : « il faut bien dire votre prière le matin, vous savez ! » je lui réponds : « je prie matin et soir. J’aime particulièrement les psaumes. » Une lueur d’étonnement éclaire soudain ses yeux gris. Je ne lui laisse pas le temps d’en savoir davantage. Quelques heures plus tard, je présente ma démission de la banque pour pouvoir prier matin, midi et soir.
Après les primes et les augmentations très importantes que je viens d’obtenir, ma décision est difficile à comprendre. Néanmoins, ma démission est acceptée. Le directeur de Merrill Lynch, qui m’appelle tous les jours depuis deux semaines avec des propositions toujours plus alléchantes, en reste sans voix : « Qui a pu vous proposer plus que nous ? », « Personne, lui dis-je, je pars pour un monastère. » Après plusieurs longues minutes de silence, il conclut : « C’est la seule concurrence que j’accepte. »
Ma décision en choque plus d’un. Un collègue polytechnicien en perd littéralement la voix. Un autre me reproche violemment de « fuir le monde ». Un cadre du back office m’invite à déjeuner pour m’annoncer qu’il est homosexuel. Certains se montrent très enthousiastes : « Nous menons une vie de cons : c’est toi qui as raison. » On me demande si j’arriverai à vivre sans parler, et mes amies s’inquiètent de mon choix de célibat.
A ma paroisse, un clochard m’embrasse, les yeux remplis de larmes. Il me glisse qu’il est ancien séminariste. Ma mère, quant à elle, ne comprend pas pourquoi j’ai fait tant d’années d’études pour aller fabriquer des fromages au fin fond de la Savoie. Je pense en effet rejoindre le monastère de Tamié, même si mon choix définitif n’est pas encore arrêté. Une de mes amies note : « j’ai l’impression que tu as fait le plus grand bond imaginable pour sortir d’une boîte trop petite. Quel est ce Henry plus grand (déjà un mètre quatre-vingt-quatorze !) et plus heureux qui est en train de (re)naître ? ».
Moi-même, je ne comprends pas tout, loin de là ! Ma vocation reste un mystère. Il s’est visiblement produit quelque chose de très fort dans cette première expérience de prière durant l’été 1981. L’Esprit-Saint m’a comblé de ses dons : paix, joie et force. Ma vie en a été changée. Des amis l’ont noté. Je suis devenu plus attentif aux autres, à leurs besoins. Mon appétit de travail intellectuel en a été décuplé. « Vous produirez toutes sortes de bonnes œuvres, annonçait l’apôtre Paul aux convertis de Colosses, grandirez dans la connaissance de Dieu. »
Mes recherches et mes rencontres, à mon insu, m’ont conduit de l’Esprit-Saint, cet Invisible, à Jésus-Christ et aux premiers chrétiens, réalités de chair et d’os. En retour, ce témoignage incarné m’a guidé vers le « Père ». Sept ans plus tard, je porte toujours en moi des questions sur la pluralité des traditions religieuses, mais j’ai reconnu en Jésus de Nazareth un maître inégalable. Le mystère de l’Incarnation m’a ébloui : le Dieu « Très Haut » ne me suffisait pas. […].
Le soir de ma démission, j’invite à dîner un ami africain. Emmanuel est aveugle : il sait mieux que moi trouver dans la nuit le chemin de Dieu. Nous parlons de ma démission, méditons ensemble et prions. Il me cite un passage de l’Evangile selon l’évangéliste Jean : « si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Le lendemain, à la messe de dix-neuf heures, la lecture est précisément celle-là !
Mais le monastère de Tamié va-t-il m’accepter ? Si mon CV me permettait d’aller travailler chez Merrill Lynch à prix d’or, les moines cisterciens-trappistes ont des critères de discernement des vocations bien différents ! Que vaut ma vie de « jeune cadre dynamique » pour des hommes de silence qui ont choisi une voie d’humilité et fabriquent essentiellement du fromage ? La gestion d’un portefeuille d’option de change « en delta neutre » et mes relations dans les cercles de la finance internationale me seront peu utiles pour convaincre une communauté de priants de bien vouloir m’accueillir !