Entre regard et miséricorde
Jésus, sortant de Capharnaüm, vit un homme, du nom de Matthieu, assis à son bureau de publicain (collecteur d’impôts). Il lui dit : « Suis-moi. » L’homme se leva et le suivit.
Comme Jésus était à table à la maison, voici que beaucoup de publicains et de pécheurs vinrent prendre place avec lui et ses disciples. Voyant cela, les pharisiens disaient aux disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » Jésus, qui avait entendu, déclara : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Allez apprendre ce que veut dire cette parole : C’est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. »
Commentaire :
En ces jours printaniers de commencements et de recommencements, nous avons un récit de vocation, les origines de l’engagement d’une personne dans une mission. Par quoi cela débute-t-il? On pourrait s’attendre à ce que l’appel de Jésus soit l’élément déclencheur. Cet appel est bien présent, mais tout commence d’abord par autre chose : par le regard de Jésus. Jésus voit cet homme qui a un nom, Matthieu, qui n’est pas anonyme. Il voit cet homme, comme il est, avec sa quête et ses attentes, ses dons et ses blessures. Un homme, en plus, qui a un métier mal réputé, celui de collecteur d’impôt. Mais Jésus le voit, il voit en lui plus que Matthieu ne peut voir, et il l’appelle à le suivre.
Jésus va le chercher en plein coeur de son activité, assis à son bureau. Non dans une expérience étrange, un lieu bizarre, ou des circonstances extraordinaires. Mais simplement au beau milieu de son travail quotidien. C’est là que Jésus le voit, c’est là que l’appel se fait entendre. C’est là qu’il continue de se faire entendre aujourd’hui. C’est là que des regards nous voient, des voix nous appellent, nous interpellent, visages du Christ vivant qui continue d’appeler des personnes à le suivre. Quels que soient notre situation, notre métier, nos origines, notre récit de vie. Un nouveau chapitre s’y inscrit : notre récit de vocation
Qu’est-ce qui arrive ensuite à Matthieu? Deux dynamiques, assez différentes mais liées, vont se mettre en mouvement et changer la vie de Matthieu. Il se lève et suit Jésus. Matthieu vit une rupture, il quitte des lieux, des relations, des activités pour suivre Jésus. Il change de position, il n’est plus assis mais debout et en marche. Il quitte son univers immédiat pour entrer dans le monde de Jésus, pour devenir son disciple, marcher à sa suite.
Mais autre chose advient, qui est aussi transformateur : Jésus entre dans le monde de Matthieu. Jésus et ses disciples vont manger dans la maison de Matthieu, ils vont chez lui. Jésus et sa communauté entrent dans l’univers de Matthieu, dans son monde personnel, son réseau de relations, avec ses gens pas corrects, exclus. Devenir disciple de Jésus, c’est non seulement laisser des réalités pour nous déplacer vers lui; c’est laisser entrer Jésus dans notre monde à nous, l’y inviter, dans notre maison comme elle, est avec ses marges, ses péchés, ses difficultés, le laisser entrer dans notre monde pour qu’il soit source de vie nouvelle.
Quand Jésus entre dans une maison, il brise des frontières et il rapproche des gens. Suivre le Christ, c’est vivre des ruptures et, en même temps, c’est vivre des nouvelles intégrations et permettre au Christ vivant d’être partagé avec d’autres dans notre univers. Mais cela surprend, cela dérange les scribes. Jésus leur répond qu’il est venu non pour les biens portants mais les malades. Et il ajoute une citation du prophète Osée qui dit l’essentiel : c’est la miséricorde que je veux.
Cette citation donne une clef pour toute vocation, dans ses débuts et ses continuités, dans son défi de fidélité : tout au long de la vie, la vocation est une affaire de miséricorde. Vocation de laïque, de religieux, de prêtre, de célibataire ou de couple; mission au service de Parole, de la Justice, de la Fraternité ou de la Célébration. Une miséricorde, découverte, accueillie, perdue et retrouvée, au fil des jours et des années. Une miséricorde qui nous appelle à nous lever, à laisser notre monde immédiat, mais une miséricorde aussi qu’il faut laisser entrer dans notre maison parce qu’elle vienne nous visiter et être une source de questionnement et de vie nouvelle. Une miséricorde qui vient du Dieu vivant et que le visage de Jésus, sa personne et son mystère, vient révéler au plus intime de nos vies.
Chez les Dominicains, quand nous faisons notre profession religieuse, cet acte de don de soi qui nous engage, la première question qu’on nous pose est celle-ci : Que demandez vous? Et nous répondons : La miséricorde de Dieu et la vôtre. C’est la première chose à demander et recevoir; et aussi à redemander et accueillir toute notre vie, pour que le récit de notre vocation se poursuive, d’un printemps à l’autre, de commencements en recommencements.