Cette question cinglante fut posée à l’auteur par un homme en détresse. Elle traduit le contenu et l’esprit de ces chroniques écrites du quotidien. Gilles Rebèche y raconte sa vocation de diacre à Toulon et dans l’ensemble du département du Var.
En plus de quarante histoires pétillantes où affleurent joies, grandeurs et souffrances des personnes qui subissent la pauvreté, il révèle son itinéraire au service des « sans voix » dans la rue, dans les cités, auprès des responsables politiques. Avec humour, modestie et obstination.
Au fil de ces récits se dessine le portrait d’un diacre. Celui qui, à l’image du Christ, se fait serviteur des plus fragiles. Il rappelle que la capacité de fraternité de la société et de l’Eglise se mesure à la place donnée aux pauvres. C’est ce que l’on appelle la diaconie.
Accessible à un très grand public, cet ouvrage dévoile des éclaircies du ciel, aperçues sous la paupière du quotidien.
Gilles Rebèche est diacre du diocèse de Fréjus-Toulon. Après des études de sociologie et de théologie, il crée avec son évêque la diaconie du Var, initiative originale en Europe, qui intervient dans les domaines de la santé, du logement, de l’animation des quartiers, de l’économie solidaire, de la culture, et de l’accompagnement des familles en deuil… Il est membre du Conseil national de la solidarité de l’Eglise de France.
Prologue : De commencements en commencements. P9-10
A l’occasion des vingt-cinq ans de la diaconie du Var, j’ai senti l’impérieuse nécessité de rendre compte de l’Espérance déposée en moi par des témoins qui ont accepté de vivre ce qu’ils comprenaient de l’Evangile. C’est aussi une réponse fraternelle à ceux qui m’ont demandé de mettre par écrit des événements souvent relatés lors d’échanges informels.
Est-ce le passage de la cinquantaine ? Est-ce à cause des deuils successifs et nombreux de ces derniers mois : parents, amis, compagnons des premières heures ? Est-ce la réaction face aux incompréhensions de ceux qui opposent action sociale et vie spirituelle, comme s’il fallait choisir cette alternative pour vivre l’Evangile ? Est-ce le désir de transmettre aux plus jeune les valeurs reçues de tant de témoins lumineux ? Est-ce une réponse à ceux qui répètent à loisir : « A quoi sert-il d’être diacre ? », « qu’est-ce que cela veut dire la diaconie ? ». Est-ce tout cela à la fois ou est-ce autre chose ? Je ne sais pas vraiment.
Les récits de ce livre évoquent quelques-unes des rencontres vécues au cours de ces années passées ; ce qu’elles m’ont appris sur moi-même, sur ma vocation, sur l’Eglise, sur la société et bien sûr sur la diaconie, que je devais animer sans programme préétabli. Elles font souvent référence à ceux que j’appelle « mes frères et sœurs éveillés », plus vivants que jamais, même s’ils ont franchi l’épreuve de la mort. Ce sont eux qui me permettent de comprendre la question que Jésus posait à ses disciples le soir du Jeudi Saint après leur avoir lavé les pieds : « Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ? » (Jean 13,12).
Cette question est surtout une invitation à relire dans nos vies les signes de la présence du Christ serviteur qui se fait proche de nous dans les réalités les plus ordinaires, les plus profanes, celles qui construisent le quotidien de la vie.
En fait, Jésus n’attend pas vraiment de réponse à sa question, mais il ajoute : « c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi » (Jean 13, 15).
Ving-cinq ans de diaconie dans le Var sont un écho humble, pour répondre à ce commandement d’amour. Ces vingt-cinq années sont déjà une mémoire d’avenir, un grand motif d’action de grâce. Elles m’ont incité à écrire pour partager cette joie d’aimer et d’être aimé. Les pages qui suivent sont comme des éclaircies du ciel aperçues sous la paupière du quotidien ! Elles ne sont pas que des souvenirs : elles éclairent aussi le futur. Peut-être pourront-elles aider les diocèses qui envisagent d’autres naissances de diaconie ?
Ce livre se veut aussi un hommage à tous ceux et celles qui, dans le Car, ont écrit avec leur vie cette belle aventure de la diaconie. Les visages de ceux qui nous précèdent ne nous fixent pas sur le passé ; au contraire ils nous invitent à regarder vers l’avant, vers l’horizon des lendemains en marchant « de commencements en commencements ».
Une prière au cœur de la nuit. p. 184-187
Jean-Louis Aubert aimait raconter ses hauts faits avec Rolland et Michel. Grand barbu, assez filiforme, il prenait volontiers la parole en public, sans forcément que ce soit bien audible. Ils avaient pris la route ensemble à pied jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle en envoyant régulièrement à Jéricho des cartes postales sur leur itinéraire. C’était un défi qu’ils s’étaient lancés, mais aussi une authentique démarche spirituelle. Avant de partir, ils avaient tenu à se faire bénir par l’évêque et à obtenir une lettre de recommandation pour la route. Il faut bien avouer que leur allure de pèlerins pouvait effrayer quelques hôtes, peu habitués à voir des gars de la rue, marqués sur leur corps par les traces de l’alcool ou de quelques bagarres, faire ainsi un chemin de foi.
On avait retrouvé Michel et Jean-Louis à Lourdes pour une étape sur leur chemin, Rolland ayant finalement rebroussé chemin en cours de route.
Il faut dire que l’un et l’autre étaient des habitués de Massabielle, ce lieu d’accueil créé dans la diaconie, à l’origine comme une aumônerie des sans-abri, pour rassembler les personnes en grande précarité ayant fait l’expérience d’un pèlerinage à Lourdes et désireux de se retrouver dans un climat simple et convivial pour parle, manger ensemble, s’entraider, prier et approfondir les textes bibliques.
Massabielle évoque bien sûr par son appellation la grotte des apparitions à Lourdes, mais plus encore ce lieu, appelé du temps de Bernadette Soubirous la « grotte aux cochons », car les porcs allaient s’y réfugier. Jean-Louis aimait commenter : « C’est dans cet endroit de merde, qu’une source d’eau vive a pu sortir. Ca veut dire, que même si t’es dans la merde, même si ta vie est celle d’un cochon, tu peux toujours te relever. » Se relever, c’est le désir de beaucoup de ceux qui fréquentent Massabielle. La bien nommée, Marie Cadeau, petite sœur de Saint François d’Assise, y développe depuis des années une ambiance d’accueil chaleureuse.
Jean-Louis, comme beaucoup, avait du mal à se relever, malgré sa gouaille et ses prises de paroles généreuses. Ayant subi une greffe du foie, il n’avait pas pour autant abandonner l’alcool.
Au retour de Saint Jacques de Compostelle, avec Michel, il avait fondé une association « Et après ? », prenant même le soin de déposer les statuts en préfecture. Ils voulaient ensemble créer un lieu de vie autogéré pour d’anciens SDF. Jean-Louis avait finalement accepté d’entrer en appartement à Saint-Jean-du-Var, à cause de ses problèmes de santé. Il avait chez lui un press-book qu’il montrait volontiers avec articles de presse, statuts de l’association et photos de ses exploits : le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle, la marche des chômeurs à Amsterdam, la journée du « refus de la misère » à Chateauvallon, les pèlerinages à Lourdes…. Et la nuit des sans-abri.
Il avait parlé de cette nuit comme s’il en avait été l’initiateur. En fait, il se souvenait d’une manifestation organisée en 1994 sur la place de la Liberté un 21 décembre. L’Etat avait décrété que ce serait la journée de la solidarité, eu égard à l’approche de Noël. La DDASS invitait les associations caritatives à organiser des spectacles et des goûters ce jour-là.
Cette proposition avait suscité la colère de certains SDF, qui en réaction avaient organisé cette nuit des sans-abri, pour dire que la solidarité ne s’arrêtait pas à 18h avec la fermeture des bureaux, qu’ils étaient des adultes et non pas des enfants à qui on fait croire au Père Noël en offrant un goûter ! Jean-Louis avait été de l’aventure et en gardait une certaine nostalgie.
Un soir, au cours d’un échange alors que nous venions d’accueillir des familles du Kosovo, il prit la parole : « Quand on a couché dehors, ça vous marque toute une vie. Même si on a un appartement, on n’oublie pas ! On voit le monde autrement. Les Kosovars qui sont arrivés, ils savent que chez eux d’autres sont dehors, sans maison… et ils y pensent. Alors, je vous propose que tous ceux qui veulent, on passe une nuit dehors pour prier avec les sans-abri de la terre entière ! ». Nous étions tous émus par cette proposition qui fut l’unanimité.
C’était en 1999, l’occasion d’entrer dans le jubilé de l’an 2000 en célébrant à quelques jours de Noël cet événement. Depuis, chaque année, même si Jean-Louis nous a quittés, nous nous retrouvons le 21 décembre, et dans la nuit redisons cette prière :
« Maître du ciel et des saisons, Dieu d’Abraham, d’Isaac, d’Ismaël et de Jacob,
Maitre du temps et de l’histoire, Dieu des commencements et des éternités,
Toi qui fis la nuit et le jour, entends monter de la terre entière le cri des pauvres et des opprimés.
Ecoute la prière de tous ceux et celles qui se trouvent sans abri à travers le monde à cause des guerres et des cataclysmes, à cause de la misère et de l’injustice, à cause de l’inconscience ou de l’imprévoyance des responsables publics.
Accorde à tous ceux qui souffrent de n’avoir ni maison, ni abri, de trouver secours et protection.
Suscite au cœur de tous les nantis le désir d’une solidarité effective et concrète.
Donne force et courage, paix et confiance à tous ceux qui dans leur détresse se tournent vers Toi.
Permets que la lumière de ton Amour éclaire l’intelligence et le cœur de tous ceux qui auc quatre coins du monde décident du sort économique et social de leurs frères humains.
Repousse loin de nous tout ce qui aliène les consciences : le pouvoir de l’argent, la peur de l’autre, l’égoïsme et l’orgueil, l’indifférence et le mépris.
Fais surgir de nos vies les fruits de ton Esprit, pour qu’advienne dans ce monde la civilisation de l’amour, dès aujourd’hui, maintenant, durant cette nuit, demain matin et pour les siècles des siècles. »