En janvier 1993, un article du journaliste américain Jon Krakauer, dans le magazine Outside, racontait l’histoire de la découverte, quelques mois plus tôt, d’un corps décomposé dans un désert de l’Alaska. C’était celui d’un jeune homme de 24 ans, appelé Christopher Johnson McCandless, né dans une famille aisée de Washington DC, brillant étudiant d’Emory University, qui, tout de suite après avoir été diplômé à l’été 1990, avait versé tout ce qu’il possédait à une œuvre et quitté sa famille à qui il ne donna plus de nouvelles.
Ayant changé de nom, il avait erré en faisant de l’auto-stop, travaillant manuellement parfois, dans les déserts du sud-est des Etats-Unis, puis, en avril 1992, s’était lancé seul dans le désert de l’Alaska, au nord du Mont McKinley. L’autopsie a montré qu’il était mort de faim.
Ecrivain de talent et lui-même alpiniste aventureux, Krakauer avait poursuivi sa recherche et mené son enquête sur les lieux que Chris McCandless avait traversés et pris contact avec les personnes qu’il avait croisées. C’est ainsi qu’il publia Into the Wild en 1996, donnant une forme très lisible et parfois très personnelle, car il se sentait proche de lui, au récit de l’odyssée du jeune homme.
Ces mots du titre qui désignent l’entrée ou l’enfouissement « dans le désert » sont une expression souvent utilisée par Chris. En effet, Krakauer a pu se servir de ce qu’on a retrouvé dans le vieux bus qui abrita son agonie : un journal personnel tenu irrégulièrement et surtout un certain nombre de livres dont McCandless avait souligné certains passages. Dans cette petite bibliothèque, qui pesait plus lourd que tout le reste dans son sac à dos, se trouvaient des œuvres de Jack London, son héros, dont l’Appel du désert, de Thoreau, un des transcendantalistes américains, comme Walden ou la vie dans les bois, de Louis L’Amour et son Education d’un voyageur, et, chez les Russes, de Tolstoï et de Pasternak. Dans la dernière entrée de son Journal, Chris avait écrit, au début août 1992, à son centième jour de solitude : « Trop faible pour sortir, suis devenu littéralement pris par le désert (trapped in the wild). »
Sean Penn, acteur et cinéaste, a adapté le livre de Krakauer. Il lui a été très fidèle, tirant parti de chacun des épisodes, parfois minuscules, de la tragédie, mais en les rétablissant dans l’ordre chronologique. Là où Krakauer avait dispersé les morceaux du puzzle, précisément pour faire ressortir toutes les dimensions, aussi bien psychologiques que philosophiques, de l’enquête, Penn retrouve la forme classique du récit, ce qui lui donne d’ailleurs paradoxalement plus d’objectivité que n’en montre le journaliste.
Le cinéaste en outre dispose d’un élément qui manque évidemment à l’écrivain : il peut déployer le spectacle de la grandeur sauvage de cette nature qui a proprement envoûté Chris McCandless et l’a attiré comme on dit qu’on l’est par le vide. Avant de perdre son appareil, McCandless ne cessait lui-même de filmer les lieux qu’il traversait. Bien entendu, cette fascination de la nature et du paysage américain se trouve déjà chez Whitman et Thoreau au XIXe siècle pour les Etats de l’Est ; elle existe dans la tradition du western et de sa dimension épique. Quant à la route et l’errance, jointes au retour à la nature, elles font partie de l’univers hippie que croise McCandless et où il trouve un peu de la chaleur humaine qu’il cherche tant en la redoutant.
Penn a su rendre cela, par le choix de son jeune acteur Emile Hirsch et son jeu très sobre, et celui de son chef opérateur qui a réussi à filmer les paysages dans leur grandeur. Il y a peut-être aussi le fait qu’il ait décidé de faire une œuvre de fiction, comme il l’a déclaré, ce qui a sans doute instauré une salutaire distance et éliminé tout pathos inutile.
L’arrière-fond, comme maintenant la réalité, sont bien connus, mais il subsiste la question du « pourquoi » ? Le livre aussi bien que le film fournissent des clefs pour discerner les motivations du jeune homme. Il a certainement vécu le traumatisme d’avoir rejeté son père, astrophysicien de renom, en découvrant qu’il était bigame au moment de sa propre naissance. La lecture de la littérature russe et américaine, la haine de la culture de consommation, l’appétit de silence et de dénuement marquent les repères de son destin.
Tous décrivent Chris McCandless comme sympathique, altruiste, travailleur et cultivé, comme on peut l’être à vingt ans. Il n’était pas nihiliste ni athée, rendant gloire à Dieu pour la beauté de la création. Il a exprimé un idéal de chasteté, ce qui est plus étonnant. Il aimait la vie et, en dépit de son imprudence, n’a jamais choisi un lent suicide. Le message qu’il avait épinglé sur le bus qui l’abritait, avertissait le visiteur éventuel de sa présence et le suppliait, « au nom de Dieu », de lui porter secours. Et les derniers mots qu’il a écrits sur la page finale du livre de L’Amour furent : « J’ai eu une vie heureuse et j’en rends grâce au Seigneur. Au revoir et que Dieu vous bénisse tous. »
Le succès du film et du livre laisse songeur sur la nostalgie de radicalisation qui habite notre inconscient. Il se peut bien qu’un tel attrait soit contradictoire et ambigu, et que, comme dans le cas de Chris, il engendre dureté et immaturité dans une certaine forme d’autisme. Il n’en demeure pas moins qu’il révèle le permanent besoin de l’âme humaine de se consacrer à un absolu.