Préface de Frère Joël Colombel, frère franciscain vivant au Maroc depuis quarante ans. Il a connu le Frère Jean-Mohammed. Lui-même est au contact de l’islam, au quotidien.
Fès, 1904. Un enfant naît dans une famille estimée de cette ville au prestige assoupi, mais lourd d’histoire. Fès, capitale spirituelle, capitale culturelle, « capitale des eaux » qui courent et chantent sous les zellijs d’une multitude de riads somptueux ou plus humbles. Fès, ville priante, aux innombrables mosquées et sanctuaires. Ville aux relations de quartier, d’activité artisanale et commerçante, façonnés par des siècles de foi musulmane, empreintes de respect et d’attention mutuelle.
Le Maroc d’alors est encore très introverti. Il se préparer pourtant, sans s’en douter, à l’intrusion, l’affrontement, la rencontre aussi d’un autre univers. Ce processus qui l’atteint, comme il atteindra progressivement tous les peuples de la planète, l’entraîne, et nous tous avec lui, vers ce que nous sommes convenus de nommer aujourd’hui la mondialisation. Pour le meilleur et pour le pire. Chantier ouvert à toutes les bonnes volontés.
1904 – 2004. Un siècle donc, qui nous invite à relire, en toute honnêteté, l’itinéraire atypique, l’expérience exigeante et le rayonnement de cet enfant qui allai devenir le Père franciscain Jean-Mohammed Ebd-el-Jalil.
Son seul nom déjà, tel qu’il l’a voulu, indissociablement – Jean-Mohammed -, ne sonne-t-il pas, dans l’actualité qui est la nôtre, comme une énigme, sinon une provocation ? La lecture du présent ouvrage ne supprimera pas la part de mystère que la Providence se réserve – la seule guide des destinées – mais elle témoignera que, bien loin d’une provocation, il n’y a là que fidélité quotidienne, quoi qu’il en coûte, à travers obscurités, lumières, à un appel entendu au secret du cœur. Dieu connaît ce qu’il y a dans les cœurs.
Au moment de rédiger cette préface, sensible, autant que faire se peut, aux vibrations les plus intimes de ce cœur que nous venons d’évoquer, nous tenons d’abord à saluer, dans le silence respectueux et l’action de grâce, les rayons de lumière et de sainteté venus jusqu’à nous, à travers lui, de la source que fut la Oumma qu’il n’a jamais trahie, ni offensée.
En outre, ceux qui le connurent se souviennent de sa passion sourcilleuse, scrupuleuse jusque dans les détails de l’orthographe, pour la vérité, identifiée au seul Vrai – Al-Haqq. Et l’enfant qui apprit dans sa famille et à l’école coranique : Al-handu li-llâhi wahda-h (« A Dieu seul, la louange ») ne sera pas porté plus tard à manifester à quiconque, encore moins à rechercher pour lui-même, une gratitude qui n’aboutirait pas au Seul qui en soit digne. Qu’il veuille nous pardonner ce pauvre hommage qui le traverse seulement pour aller à son Dieu et à notre Dieu.
On comprend qu’il fut attiré irrésistiblement par François d’Assise, contemporain d’Ibn ‘Arabi, pour qui « l’homme vaut ce qu’il vaut devant Dieu, sans plus », au point de devenir son disciple.
Ce qui nous intéresse en lui, au-delà de sa personne, outre la contribution humble, presque secrète, qu’il lui fut donné d’apporter aux artisans de l’indépendance de son cher pays, n’est-ce pas celle qu’l apporta à sa seconde communauté spirituelle, sa Mère Eglise, pour l’ouvrir davantage à la reconnaissance et à l’accueil du Royaume de Dieu hors de ses murs ?
Qui dira le lien de parenté qui l’unit à tel paragraphe de la déclaration conciliaire sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes, qui l’artisan de la mise en application du Concile, le pape Paul VI, appellera – se déclarant en privé son « frère et ami » – à devenir consulteur au Secrétariat romain pour les croyants non chrétiens. Le mot en italique est du Père Jean-Mohammed qui ne souffrait pas qu’on définisse quelqu’un par une simple négation.
Beaucoup se sont étonnés de ce que le silence ait enveloppé si longtemps la vie et l’action de ce serviteur de Dieu et de ses frères les hommes, particulièrement ses frères musulmans. En rompant ce silence, par le présent « hommage », nous sommes encouragés, tous, à marcher avec lui sur le chemin d’une écoute et d’une compréhension réciproques vers cette unité qui ne peut être accordée que par l’Unique. Quand il voudra, comme il le voudra. A lui seul, la louange.
Un nouvel « à-Dieu », de Maurice Borrmans.
Message toujours actuel et présence encore fraternelle, telle est bien la double conviction qui se dégage de ces pages. La biographie du Père Jean-Mohammed y est évoquée en ses étapes successives et en ses haltes décisives. Les enseignements du maître sont autant de conseils pour qui voit en lui « un précurseur du dialogue islamo-chrétien ». Qui nous dira jamais ce que furent ses lentes maturations spirituelles et ses brusques mutations existentielles ? Continuité d’un itinéraire tendu vers son accomplissement de soumission totale à Dieu ; rupture accueillies et assumées pour passer de l’islam au christianisme, du simple chrétien au prêtre franciscain et de l’orateur fascinant à l’infirme silencieux. Ame inquiète à la recherche d’une transcendance « désirable, communicable et délectable » ! Il avait su trouver en Jésus-Christ la réponse à ses questions, le modèle auquel il voulait ressembler, dans le ministère sacerdotal et l’expression franciscaine où il s’était retrouvé « tard venu à l’Eglise » mais à l’aise en ce Corps mystique dont il fut tour à tour membre actif et rayonnant avant d’en devenir membre actif et souffrant.
Qui l’a fréquenté au couvent franciscain de la rue Marie-Rose à Paris, qui l’a écouté au cours des échanges des premières « Journées romaines » en la capitale de la chrétienté, qui l’a compris en ses lettre où il disait, en français et en arabe, et sa souffrance et son espérance, peut témoigner que l’homme était réservé, le prêtre accueillant et le franciscain poète à ses heures.
Comment n’en point recueillir le message et tenter, à sa suite, d’en réaliser les trois dimensions ? D’abord devenir hôte de l’autre pour le mieux connaître de l’intérieur ; puis l’accepter tel qu’il est en sa réalité complexe tout en entrevoyant ce qu’il veut être ; et enfin en assumer le destin d’éternité en communion de cœur avec Jésus-Christ, mort et ressuscité pour le salut de tous. Nombreux sont ceux et celles qui ont ainsi appris de lui à entreprendre ou à poursuivre la difficile entreprise d’une réconciliation spirituelle entre musulmans, juifs et chrétiens.
Dans l’avant-propos de son livre Aspects intérieurs de l’islam, il disait : « généralement, on cède à une pente de facilité qui souhaite du travail tout fait, prêt à être assimilé comme une nourriture bien triturée pour de tout petits enfants, ou en pilule pour des paresseux ou des hommes mécanisés. Et c’est cela qui fait que l’on ne se comprend pas d’une religion à l’autre, d’une civilisation à l’autre, d’une pensée à l’autre. Il ne s’agit ni de moralisme ni de dogmatisme. Mais tant d’incompréhensions et d’inimitiés, tant d’illusions et de désillusions viennent de ce que l’on se contente de préjugés et que l’on affectionne le tout-fait ». A la suite du Père Jean-Mohammed, les hommes et les femmes de dialogue savent bien qu’après avoir refusé ou éliminé « les jugements hâtifs » et « les clichés usés », il leur faut tout apprendre de l’autre en se mettant à son écoute, en se nourrissant de sa culture et en acceptant d’être le confident de son expérience. Les textes de l’autre ne sont plus alors « un objet de curiosité pittoresque ni un brandon de discorde et de controverses. Ils sont destinés à faire réfléchir, à faire prendre un contact par le dedans, et, s’il se peut, à amener chacun à faire sa part dans un travail commun de connaissance et d’amour et de perfection, qui ne peut être accompli que s’il est fait en commun. ».
C’est bien là ce qu’a voulu faire le Père Jean-Mohammed par ses rencontres, ses conférences et ses publications, dans une solidarité constante et indéfectible avec les musulmans dont il avait connu la foi et dans une communion exigeante avec les chrétiens dont il savait quelles sont les faiblesses. [ …]
Le Père Jean-Mohammed a fortement insisté sur les exigences de cette hospitalité compréhensive et de cette objectivité réaliste : c’est bien parce qu’il entendait les vivre au nom d’une solidarité christique qui ne s’est jamais démentie et d’une spiritualité franciscaine qui ne s’est jamais affadie. Bien au contraire, il en a développé toutes les implications, et peut-être même jusqu’à l’excès. Devenu chrétien, prêtre et franciscain, il n’en est pas moins resté marocain par la langue, la culture et l’allégeance nationale.
Cela ne l’empêcha jamais d’approfondir d’autant plus le mystère de Jésus-Christ, son modèle unique, et de témoigner humblement de sa foi chrétienne auprès de tous. […]
Il a pu répéter avec saint Paul, au terme de ses dernières années de souffrance, de témoignage et de prière, qu’il avait « achevé sa course et conservé la foi ». Mais on peut se demander s’il avait aussi réalisé l’ensemble des projets caressés au cours de son itinéraire paradoxal. Parlant de lui-même en ce même avant-propos, il écrit que « l’auteur, qui croit connaître assez bien, par le dedans, les deux religions, espère qu’un jour l’honneur et la joie lui seront donnés de s’expliquer tout au long, dans une vue synthétique et vivante, sur les problèmes que posent les ressemblances et les différences entre elles ». Cet honneur et cette joie n’auront pas été les siens.
Plutôt, un autre honneur lui a été donné : celui d’être configuré comme François, mais à sa manière, à Jésus crucifié, tout comme il lui aura certainement été donné aussi d’en connaître la joie, celle du bon et fidèle serviteur que son Maître accueille enfin dans son Royaume.
Quant à cette « vue synthétique et vivante » des convergences te des divergences entre les deux religions, par lui entrevue et souhaitée, il appartient peut-être à ceux et à celles qui sont aujourd’hui ses disciples de s’en faire les humbles artisans en collaboration avec leurs amis musulmans, en fidélité à l’esprit même qu’il leur a laissé, dans la certitude que Dieu est «désirable, communicable et délectable » auprès de tous.