Avant d’être évêque de Cayenne en Guyane, monseigneur LAFONT, prêtre du diocèse de Tours en France, a été pendant treize ans prêtre fidei donum en Afrique du Sud. Curé d’une paroisse de Soweto, il fut un témoin privilégié de la fin de l’apartheid. Alors que les exemples de génocides, de shoah, d’apartheid, d’exclusion, de crimes contre l’humanité nous hantent toujours, il nous montre que les chemins du pardon et de la réconciliation peuvent nous conduire vers un nouveau « vivre ensemble ».
LA COMMISSION « VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION » EN AFRIQUE DU SUD
La « Commission Vérité et Réconciliation » a été créée par la loi en 1995. Son but était politique. Il s’agissait d’établir les bases d’un « vivre ensemble » entre communautés dont l’une, la blanche, avait dominé les autres (noire, métisse et indienne principalement) contre toute justice pendant des siècles. À l’instant de vérité, en 1990, lorsque la communauté blanche comprit qu’elle devait passer le flambeau du pouvoir, elle avait toutes les raisons de craindre l’avenir. Qu’arriverait-il si la majorité noire, longtemps opprimée, prenait le pouvoir ? N’aurait-elle pas le désir de se venger, de pratiquer une chasse aux sorcières contre tous ceux qui l’avaient écrasée ? Ne serait-elle pas tentée de reprendre ce qu’elle pouvait considérer comme sien; la terre, la richesse, l’industrie? Le jour de sa libération, le 11 février 1990, Nelson Mandela avait attiré l’attention de son peuple sur le fait qu’il n’y aurait jamais de paix si les craintes des Blancs n’étaient pas prises en compte. Pouvait-on pour autant dénier aux victimes le droit de demander justice ?
La Commission fut le résultat d’un compromis politique. D’un côté, honorer les victimes en établissant la vérité et en mettant en œuvre un mécanisme de réparation. De l’autre, permettre aux coupables de bénéficier de l’amnistie, à condition qu’ils avouent tout ce qu’ils avaient fait en montrant raisonnablement qu’ils avaient agi pour des raisons politiques. Plus de 15 000 personnes sont venues témoigner : 8000 victimes et 7000 coupables. Cinq ans plus tard, un grand pas avait été accompli. Une bonne part de vérité est venue au jour : ce que la communauté blanche avait toujours voulu nier, les souffrances, les tortures, les exactions des forces de l’ordre commises pendant des années. Beaucoup de victimes ont pu exprimer leur calvaire et leur souffrance. Nombre de coupables (environ 10% de ceux qui l’ont demandé) ont reçu l’amnistie. Pourtant, le plus dur reste à faire. Peu de coupables ont manifesté une contrition réelle, ont « demandé pardon » à leurs victimes d’une manière convaincante. Quant au mécanisme de réparation matérielle, il n’a pas vraiment démarré. Alors, une majorité de victimes assistent aujourd’hui avec amertume à la libération de leurs anciens bourreaux sans que leur propre souffrance ait été prise en compte. Le père Michael Lapsley, dont les mains ont été arrachées par un colis piégé, a pu déclarer : « Avec l’amnistie des coupables, c’est leur dernier espoir de justice qui disparaît… à moins qu’il n’y ait réparation. Alors on pourra parler d’une certaine justice de restauration. » La réconciliation n’en est qu’à ses débuts.
L’ACTE DE REPENTANCE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE
Le pape Jean-Paul II voulut faire du jubilé de l’an 2000 un moment qui soit aussi de repentance, selon l’esprit biblique. Ses nombreux voyages l’avaient conduit à mesurer à quel point les fautes des gens d’Église pesaient dans la balance comme autant de freins à l’accueil de l’Évangile. Le Concile Vatican II a rappelé que l’Église était à la fois sainte et toujours à réformer (sancta et semper reformanda). Les réformes sont autant d’appels à demander pardon pour nos erreurs et nos fautes. Le pape le fit le 12 mars 2000 au cours d’une célébration solennelle de repentance à la Basilique Saint-Pierre de Rome. On avait déjà dénombré plus de 100 occasions saisies par les papes depuis Jean XXIII pour demander pardon au nom de l’Église. Quelles en étaient les raisons ? Pour le pape, « la joie de tout Jubilé est d’une manière particulière une joie pour la rémission des fautes, la joie de la conversion. C’est pourquoi il serait bon de placer de nouveau au premier plan ce qui a constitué le thème du Synode des Évêques de 1984, c’est-à-dire la pénitence et la réconciliation. » Il était donc juste que l’Église, au seuil du Jubilé, « prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants, dans le souvenir de toutes les circonstances dans lesquelles, au cours de son histoire, ils se sont éloignés de l’esprit du Christ et de son Évangile. »
Et le pape, regardant le millénaire passé, dévoile des raisons de demander pardon. Il y a d’abord la désunion entre les disciples du Christ : le grand schisme de 1054 entre Églises d’Orient et d’Occident ; la Réforme du 16e siècle, lorsque les Protestants se sont retrouvés hors de l’Église catholique, etc. Le Jubilé était une occasion pour se demander avec quelle vigueur et conviction chaque catholique s’est engagé à tout faire pour hâter l’unité des chrétiens. Il y eut ensuite l’intolérance et la violence mise au « service de la vérité » par l’Eglise et certains de ses membres. Qu’on pense aux croisades, à l’Inquisition, etc. Le pape conclut : « De ces attitudes douloureuses du passé ressort pour l’avenir une leçon qui doit inciter tout chrétien à s’en tenir fermement à la règle d’or définie par le Concile : “La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance.” »
Jean-Paul II énumérait aussi des péchés de l’Église aujourd’hui. Il invite les chrétiens à s’interroger sur leur responsabilité « face à la progression de l’irréligion, parce qu’ils n’ont pas manifesté l’authentique visage de Dieu “en raison des défaillances de leur vie religieuse, morale et sociale.”. » Le pape touche ensuite à la coresponsabilité de beaucoup d’entre nous dans « des formes graves d’injustice et de marginalisation sociale. » Combien « connaissent à fond et pratiquent d’une manière cohérente les directives de la doctrine sociale de l’Église » ? Le pape invite enfin à un examen de conscience sur la manière dont le Concile Vatican II a été reçu et mis en pratique. Comment avons-nous connu, mis en œuvre de manière fidèle ce grand don de l’Esprit Saint à l’Église au déclin du deuxième millénaire ?
QUELQUES CONCLUSIONS
La réconciliation comporte des conditions et des étapes. Une expérience difficile m’en montra les exigences. En mars 1986, le séminaire catholique d’Hammanskraal où j’étais professeur se trouva dans une crise qui mit sa survie en péril. Y vivaient 80 jeunes, noirs, métis, indiens et blancs, qui se préparaient à la prêtrise. Le climat insurrectionnel qui s’était développé dans les cités noires, avec son lot quotidien de morts, de disparitions et de destructions, ne pouvait pas ne pas se répercuter au séminaire. Ce jour-là, les séminaristes blancs, menacés par les noirs dont ils dénonçaient publiquement l’indiscipline, voulurent partir. Ils ne se sentaient plus en sécurité. Appelé à la hâte, l’archevêque de Pretoria présida une « Assemblée générale » houleuse. Pendant deux heures, les interventions des uns et des autres me firent l’effet d’un torrent de boue. Toute la rancœur, la peur, les préjugés, les frustrations non dites depuis des mois et des mois remontèrent à la surface. Pour une communauté qui vivait, étudiait, et priait ensemble quotidiennement, c’était une terrible épreuve de vérité !
Puis, alors que nous n’en pouvions plus de ce déballage interminable, un séminariste se leva : « Que va-t-on faire avec tout cela ? » L’archevêque saisit l’occasion pour demander des propositions positives, et l’un des blancs suggéra une célébration de réconciliation. Les ricanements qui accueillirent sa suggestion firent bondir l’évêque. Il somma les gens de s’expliquer. Alors plusieurs étudiants noirs se levèrent : « Se réconcilier ? On veut bien, mais si rien ne change ? Si demain, l’autorité du séminaire continue de croire tout ce que racontent les blancs… Si nous continuons d’être accusés de tout, et de faire du bruit, alors que nous ne disons rien sur les télés qui tournent tard dans la nuit dans les chambres des blancs. S’il nous est toujours refusé les moyens d’aller à Pretoria en minibus, tandis que les Blancs y vont quand ils veulent parce qu’ils ont leur voiture ? Si rien ne change, on se réconciliera sur quoi ? » Ici se trouvent pour moi les clés majeures qui permettent de comprendre ce que « réconciliation » veut dire et quels en sont les chemins.
La première étape consiste à reconnaître le mal commis. Certes, le père de l’enfant prodigue (cf. Luc 15, 11-32) avait déjà, dans son cœur, préparé le retour de son fils. Mais pour être reçu comme un fils, il a bien fallu que ce dernier avoue son péché. Ensuite, la réconciliation suppose de réparer ce qui peut l’être. Elle exige même que le processus de restauration du droit et de la compensation des victimes soit enclenché. Si rien ne change, que peut valoir le pardon que j’offre à l’autre ou que je lui demande ? En Afrique du Sud, les voix qui, en 1985, réclamaient « la réconciliation », n’ont pas été écoutées. Et pour cause. Il fallait d’abord que le pays s’engage à restaurer la justice, à libérer les Noirs politiquement pour qu’ensuite un chemin de réconciliation soit entrepris. Le «Kairos document », réflexion théologique publiée en 1985, affirmait à bon droit qu’il n’était pas possible de réconcilier le droit et l’oppression, la vérité et le mensonge. Changer de cap en faveur de la justice était un préalable indispensable.
Devant l’endurcissement des responsables politiques et religieux du royaume de Juda, Jérémie n’avait pas eu d’autre choix que d’annoncer la destruction du temple (Jérémie 7 et 26). De même, Jésus, ému devant l’endurcissement du cœur des siens, n’a pas hésité à annoncer la ruine du temple. L’un et l’autre sentaient bien que la situation ne pouvait être redressée que dans l’épreuve de la défaite et de l’exil. Il y a bien un temps où le prophète ne peut que dénoncer le mal et annoncer la ruine inéluctable d’une société bâtie contre le droit des personnes.
En Afrique du Sud, j’ai été le témoin privilégié d’une communauté nationale qui était juste. Elle a choisi de ne pas être revancharde, de ne pas exclure. Elle a pris toutes les mesures nécessaires pour rétablir et protéger la paix et la justice entre les personnes. Ne pouvant tout faire à la fois, elle a procédé par étapes : faire que la vérité vienne au grand jour pour savoir et pour comprendre. Il fallait établir les faits de manière indiscutable si possible. Ensuite, il devenait possible de passer à la fois à la réparation et à la punition quand elle est exigée pour que la faute soit nommée et que l’éducation soit donnée : ceci est mal ! Ainsi sont rétablis et le droit et la paix. C’est cela, la réconciliation. La pratique de résolution des conflits dans les sociétés traditionnelles noires que j’ai côtoyées m’a semblé, à ce propos, aussi efficace et parfois plus humaine que nos cours de justice et l’internement systématique dans les prisons.