Thomas Merton est né en France de parents américains. Il consacra la première partie de sa vie à la littérature, obtenant un doctorat ès lettres de l’université Columbia à New York. Converti au catholicisme en 1938, il entra à la Trappe de Gethsemane Abbey (Kentucky) le 10 décembre 1941 et y passa le reste de sa vie. Il mourut accidentellement le 10 décembre 1968 lors d’un congrès à Bangkok. Comme auteur, il est sans doute l’un des plus prolifiques dans l’histoire du monachisme.
1. Dieu, qui est partout, ne nous quitte jamais. Cependant II semble parfois absent. Et si nous ne Le connaissons pas bien, nous ne comprenons pas qu’Il peut être plus proche de nous lorsqu’Il est absent que lorsqu’Il est présent. Il y a deux sortes d’absences de Dieu. L’une nous condamne, l’autre nous sanctifie.
Dans le premier cas, Dieu « ne nous connaît pas » parce que nous L’avons remplacé par un autre Dieu sans vouloir être connu de Lui. Dans le second cas, Dieu vide l’âme de toute image qui pourrait devenir idole et de tout intérêt qui pourrait être un obstacle entre Sa face et la nôtre.
Dans le premier cas. II est présent, mais l’on se prive de Lui pour une idole. Dieu est en face de l’ennemi que nous avons placé, par notre péché mortel, entre Lui et nous. Dans le second cas, II est présent, et Sa présence est affirmée et honorée par l’absence de tout le reste. Bien qu’invisible, II est plus proche de nous que nous ne le sommes de nous-mêmes.
Quiconque cherche à L’attraper et à Le garder Le perd. Il est comme le vent qui souffle où il veut. Vous qui L’aimez devez L’aimer comme venant d’une destination inconnue et repartant vers un lieu que vous ignorez. Votre esprit doit s’efforcer d’être aussi pur et libre que le Sien, pour Le suivre partout où II va. Qui sommes-nous pour nous croire purs ou libres, s’Il ne nous rend tels ? S’Il nous apprend à L’accompagner dans le désert de Sa liberté nous ne saurons plus où nous sommes, parce que nous suivrons Celui qui est à la fois partout et nulle part.
Ceux qui n’aiment que Sa présence apparente ne peuvent suivre Le Seigneur partout où II va. Ils ne L’aiment pas parfaitement s’ils ne Lui permettent pas d’être absent; ils ne respectent pas Sa liberté d’agir à Sa guise. Ils s’imaginent que leurs prières leur donnent le droit de Lui donner des ordres, et de soumettre Sa volonté à la leur. Ils vivent plutôt sur le plan de la magie que sur celui de la religion.
Seuls ne sont jamais séparés du Seigneur ceux qui ne mettent pas un instant en doute le droit qu’Il a de se séparer d’eux. Ils ne Le perdent jamais parce qu’ils comprennent qu’ils ne méritent pas de Le trouver, et qu’en dépit de leur indignité ils L’ont déjà trouvé. Car II les a découverts le premier, et ne les abandonnera jamais.
2. Dieu s’approche de nos esprits en s’en éloignant.
Nous ne pourrons jamais Le connaître pleinement si nous Le considérons comme un objet de capture, qui peut être enfermé dans l’enceinte de nos propres idées. Nous Le connaissons mieux lorsque nos esprits L’ont laissé partir. Le Seigneur voyage dans toutes les directions à la fois. Où que nous soyons, nous nous apercevons qu’Il vient de quitter les lieux. Où que nous allions, nous découvrons qu’Il vient d’y arriver avant nous.
Notre repos ne peut être le début, la fin apparente, ou cette poursuite elle-même. Car sa vraie fin, qui est le Ciel, est une fin sans fin. C’est une dimension totalement nouvelle; nous nous reposons dans la pensée secrète qu’Il arrivera au moment de Son départ; II arrive perpétuellement et Son départ n’est pas fixé dans le temps.
3. Tout homme devient l’image du Dieu qu’il adore.
Celui qui adore une chose morte devient une chose morte. Celui qui aime la corruption pourrit. Celui qui aime les choses périssables vit dans la crainte de les voir périr. Le contemplatif qui cherche à emprisonner Dieu dans son cœur, devient prisonnier dans ces étroites limites et le Seigneur S’évade et le laisse à sa prison, à sa réclusion, à son recueillement mort.
Celui qui laisse Sa liberté au Seigneur L’adore et reçoit la liberté des enfants de Dieu.
Il aime comme aime le Seigneur et sera emporté, captif de l’invisible liberté divine.
Un Dieu qui demeure immobile sous mon regard n’est même pas un vestige du Vrai Dieu.
4. Que signifie Vous connaître, ô mon Dieu?
Certaines âmes tremblent et défaillent à l’idée de Vous donner un nom suffisant!
Je m’éveille la nuit couvert d’une sueur froide parce que j’ai osé Vous appeler « un Acte Pur ».
Lorsque Moïse, dans le désert, vit le buisson ardent qui brûlait sans se consumer, Vous n’avez pas répondu à sa question par une définition. Vous avez dit : « Je suis Celui qui suis. » Quel pouvait être l’effet d’une telle réponse, sinon de rendre instantanément sainte la poussière même, si bien que Moïse ôta ses sandales (symboles de son corps et de ses sens) pour qu’il ne demeurât rien entre Votre Sainteté et son adoration.
Vous êtes le Dieu fort, le Saint, le Juste, puissant et réservé dans Votre infinie miséricorde, dissimulé à nos yeux dans Votre liberté, nous aimant sans réserve, afin que, recevant tout de Vous, nous puissions savoir que Vous Seul êtes Saint.
Comment saurons-nous jamais qui Vous êtes si nous ne commençons par Vous ressembler ? Comment comprendrons-nous jamais Votre bonté si nous ne Vous laissons nous faire du bien ? Comment échapperons-nous à Votre bonté puisque personne ne peut Vous empêcher de nous faire du bien?
« Etre » et « être bon » sont des expressions qui nous sont familières. Car nous sommes créés à Votre image, avec une nature qui est bonne puisque c’est un don de Vous. Mais l’être et le bien que nous connaissons sont si loin de ce que Vous êtes qu’ils ne peuvent que nous décevoir si nous Vous les appliquons tels que nous les comprenons. Aussi ne nous disent-ils pas, comme ils le devraient, que Vous êtes Saint.
5. Le sage a essayé vainement de Vous découvrir dans sa sagesse. Le juste s’est efforcé de Vous comprendre d’après sa propre justice, et s’est égaré.
Mais le pécheur, frappé tout à coup par l’éclair de Votre miséricorde (qui eût dû être celui de la justice) se prosterne et adore Votre sainteté : car il a vu ce que les rois ont désiré voir et n’ont jamais vu, ce que les prophètes prédirent sans le voir, ce que nos pères attendirent désespérément jusqu’à la mort. Il a vu que Votre amour est infiniment bon, tellement qu’il ne peut faire l’objet d’aucun marché. Certes, il y a deux Alliances. Mais ce sont les promesses de nous donner gratuitement ce que nous ne pourrons jamais mériter : de nous manifester Votre sainteté en déployant envers nous Votre miséricorde et Votre infinie liberté. « Ne m’est-il pas permis », dit le Seigneur, « de faire ce que je veux ? » (Matthieu, xx, 15.)
Le caractère Suprême de Son amour est Sa liberté infinie. Il ne peut être contraint à se plier aux lois d’un désir, c’est-à-dire d’une nécessité quelconque, étant sans limite parce que sans besoin. Etant sans besoin, Son amour recherche les indigents, non pour leur faire une aumône, mais pour les combler de richesses. Il ne peut se reposer dans une âme qui se contente de peu, car se contenter de peu, c’est vouloir perpétuer son indigence.
Or Dieu ne veut pas que nous demeurions indigents. Il voudrait combler tous nos désirs en nous libérant de toutes nos possessions et en se donnant à nous en échange. Si nous voulons qu’Il nous aime, il nous faut demeurer vides de tout le reste, non pour être indigents, mais précisément parce que ce sont nos possessions qui causent notre indigence.
6. Tout vrai enfant de Dieu est doux, docile, solitaire et tend vers la perfection. Il prend conscience de l’Esprit du Seigneur au moment précis où il se sent maintenu dans l’être par un don gratuit, un acte d’amour, un ordre divin. La gratuité du don divin de la vie appelle la réponse de notre liberté — un acte d’obéissance, caché dans le secret de notre être le plus profond. Nous trouvons le Seigneur lorsque nous découvrons le don de la vie qu’Il transmet aux profondeurs de notre être. Nous vivons pleinement en Lui lorsque nos racines les plus profondes deviennent conscientes de Lui. De ce consentement de vivre dans la dépendance du don divin et de la liberté divine, naît la vie intérieure
7. Que les exigences de Son amour se fassent sentir aux sources mêmes de ma vie.
Puissé-je comprendre que je ne consens pas pour exister, mais que j’existe pour consentir! C’est la source vivante de tout acte bon; car nos actes bons sont des consentements aux indications de Sa miséricorde et aux mouvements de Sa grâce.
Nous arriverons ainsi à la perfection : à l’amour qui consent à tout, ne cherche qu’à répondre au Bien par le bien, à l’Amour par l’amour, souffre tout et est également heureux dans l’action et l’inaction, l’être et le néant.
Ne nous contentons pas d’exister : que notre existence soit une obéissance. De cette obéissance fondamentale, qui est un don, et le digne retour du don divin, s’élèvent jusqu’à la vie éternelle tous les autres actes d’obéissance.
Car la vie spirituelle ne devient pleinement féconde que lorsque nous sommes reconnaissants de la vie, consentons à vivre, et dans un élan de gratitude plus grand encore cherchons à nous perdre dans le Christ.
Thomas Merton (1915-1968)