Quand le Maître se fait disciple
Jésus, arrivant de Galilée, paraît sur les bords du Jourdain, et il vient à Jean pour se faire baptiser par lui. Jean voulait l’en empêcher et disait : « C’est moi qui ai besoin de me faire baptiser par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » Mais Jésus lui répondit : « Pour le moment, laisse-moi faire ; c’est de cette façon que nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste. » Alors Jean le laisse faire. Dès que Jésus fut baptisé, il sortit de l’eau ; voici que les cieux s’ouvrirent, et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et des cieux, une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; en lui j’ai mis tout mon amour. »
Commentaire :
Matthieu a solennellement préparé l’entrée en scène de Jésus. Au début de son Évangile, il a fait la généalogie de Jésus le Messie, fils de David et fils d’Abraham. Il a raconté sa naissance comme un événement de salut, entouré de signes rares, comme les annonces par l’ange et la venue de mages étrangers. Puis Jean-Baptiste est venu annoncer l’arrivée de ce Messie qui va tout bouleverser, de ce Juge qui va remettre les choses en ordre. Tout est maintenant en place pour recevoir ce grand personnage.
Voici maintenant que Jésus fait sa première apparition publique. Il arrive du Nord, de Galilée. Et quel est son premier geste? Va-t-il annoncer son grand plan de restauration ou dire à chacun ses quatre ou cinq vérités, du haut de sa justice? Non. Il va vers Jean pour se faire baptiser. Quel choc, quel étrange comportement! Nous sommes habitués au baptême et n’y voyons souvent qu’un rite social à faible signification religieuse. Mais le baptême que donne Jean a un sens fort : c’est un baptême de conversion pour le pardon des péchés. C’est un geste que font les pécheurs qui veulent changer leur vie. Mais alors qu’est-ce que le Messie fait dans ce Jourdain? Jean Baptiste, en Matthieu, saisit très bien l’enjeu : C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, dit-il, et non l’inverse. C’est le monde à l’envers et non remis à l’endroit.
Le premier geste public de Jésus est un geste de solidarité avec le peuple qui cherche un renouveau de sa vie, avec tous ces pécheurs, publicains, prostituées et honnêtes gens, toute une foule en quête d’espérance. D’emblée, Jésus se place parmi eux, avec eux. Cela dit déjà ce que sera toute sa mission. Elle s’enracine dans une profonde communion avec ses frères et sœurs qui vivent le découragement, le mépris, la souffrance, la honte. Il vient pour transformer leur existence mais en se faisant proche d’eux, de leur misère et de leur espoir.
Ce geste dit aussi autre chose de ce drôle de Messie, Maître des derniers temps. Jésus commence son engagement religieux dans la mouvance de Jean Baptiste et du mouvement de renouveau qui s’est créé autour de ce prophète radical. Jésus commence non comme un Maître mais comme un disciple, lui qui plus tard sera un Maître avec ses propres disciples. Il prendra ses distances avec l’attente et les perspectives de Jean, qui accentuent le jugement à venir plus que la miséricorde, mais il sera marqué par sa proclamation, appelant tous, sans exclusion, à la conversion.
Le baptême lui-même n’est pas raconté, mais ce qui le précède et le suit. Ce qui intéresse Matthieu, c’est l’aspect étonnant du geste, que montre bien la réaction de Jean Baptiste juste avant le baptême. Et c’est aussi son sens profond, donné par ce qui vient après le baptême, la voix des cieux. Celle-ci vient confirmer, par les plus hautes autorités, qu’il n’y a pas méprise ou erreur à propos de Jésus qui se fait baptiser. C’est bien lui l’Envoyé de Dieu, même si sa démarche surprend. Cette voix, c’est à fois celle des Écritures et du Dieu vivant, c’est celle de la Parole de Dieu. Elle réfère au prophète Isaïe qui parle du Serviteur à venir, lui qui n’écrasera pas le roseau froissé et ouvrira les yeux des aveugles. Cette voix met en relief la relation profonde qui unit cet homme Jésus, sortant de l’eau, et le Père des cieux, que Jésus appellera Abba. Elle pose le sceau de Dieu sur les choix et le ministère de l’homme venu de Galilée.
Célébrer le baptême de Jésus, c’est d’abord contempler le visage du Messie qui vient comme un Serviteur; c’est se laisser toucher par l’appel que ce geste nous lance, par-delà les siècles. C’est aussi, en acceptant de le suivre, à partir de son premier geste, s’engager sur une voie désarmante et libérante et retrouver ainsi le sens de notre propre baptême.