« Un enfant nous est né, un fils nous a été donné » : Isaïe s’exprime au passé, comme s’il était déjà apparu, cet enfant d’ascendance royale auquel il prédit un règne unique de justice et de paix (Isaïe 9, 1-6). En réalité, la fin de l’oracle, avec son emploi du futur, manifeste que ce règne mystérieux reste à attendre pour quelque avenir indéterminé : « Dès maintenant et pour toujours, l’amour jaloux de Yahvé Sabaot fera cela. » (9, 61)
« Prince de la paix » : le titre vient en dernier, mais tout laisse croire qu’aux yeux du prophète il est le plus important de tous. Ce titre, en effet, est le seul à faire ensuite l’objet d’une explication : « … son pouvoir s’étendra dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume ». (9, 6) Et juste avant l’annonce de la naissance de l’enfant, la paix déjà avait été évoquée par la destruction de l’équipement guerrier :
Car toute chaussure de combat,
tout manteau roulé dans le sang
seront brûlés, seront dévorés par le feu. (9, 4)
La foi chrétienne ne devait pas tarder à lire l’oracle d’Isaïe en relation avec Jésus. Ainsi en témoigne le récit de Matthieu qui, dès le début de la mission de Jésus en Galilée, lui en applique les premiers versets (Isaïe 9, 1) : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière. Sur les habitants du pays de la mort une lumière a resplendi. » (Matthieu 4, 16) Même écho chez Luc: « …pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort, pour guider nos pas au chemin de la paix. » (Luc 1, 79) Une chose cependant reste frappante. Après que la résurrection leur eut ouvert les yeux, les premiers disciples reconnurent en Jésus le Messie. Ils interprétèrent la seigneurie qu’il partageait désormais avec Dieu comme l’exercice de ce règne sans fin qui reviendrait un jour à un descendant de David selon les oracles d’Isaïe et des prophètes. Mais c’est en vain que l’on cherche dans le Nouveau Testament l’application au Christ du titre « Prince de la paix ». Nombreux cependant sont les passages du Nouveau Testament qui, de différentes manières, le représentent comme roi. Et plus nombreux encore sont ceux qui le désignent comme « Seigneur », un titre donné aux rois et que, par analogie, l’Ancien Testament appliquait à Dieu. Or, il arrive que, dans le Nouveau Testament, à la représentation ou à la reconnaissance de Jésus comme roi ou comme Seigneur, se trouve associée l’idée de paix. Dans les évangiles, cela se vérifie en trois lieux privilégiés.
« Voici que ton roi vient à toi. C’est un doux… »
Dans tous les évangiles, l’entrée de Jésus à Jérusalem constitue un de ces lieux privilégiés. Les quatre ont en commun de rapporter la même acclamation des foules : « Béni celui qui vient au nom du Seigneur ! » Mais, dans chacun, quelque chose s’y ajoute pour souligner la qualité de roi messianique de Jésus.Tantôt, il s’agit d’une référence au roi David. Chez Matthieu (21, 9). La foule s’exclame « Hosanna au fils de David! », tandis que chez Marc (11, 10) elle lance: « Béni soit le royaume de notre père David ! » Chez Luc (19, 38), on entend : « Béni celui qui vient, lui le Roi, au nom du Seigneur ! », tandis que, chez Jean (12, 13), c’est: « Béni celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d’Israël. »
À cette proclamation de la royauté messianique de Jésus, se trouve associée, chez Matthieu (21, 5) et Jean (12, 15), l’idée de paix comme caractéristique de son règne. Insistant sur la monture qui est la sienne lors de son entrée à Jérusalem, les deux y voient la réalisation d’une prophétie du livre de Zacharie (9, 9) : « Sois sans crainte, fille de Sion ! Voici que ton Roi vient à toi : humble, monté sur une ânesse, et sur un ânon, petit d’une bête de somme. » Même s’il n’en est pas explicitement question, c’est bien de paix qu’il s’agit. Un roi monté sur un ânon, l’animal pacifique des travaux domestiques, est tout à l’inverse des souverains précédant leurs troupes sur un cheval, animal de la force et de guerre.
Dans ce premier épisode, Jésus est bien le Roi messie, le descendant de David attendu. Mais cet envoyé de Dieu est un pacifique, dont la royauté n’est pas celle des rois de la terre.
Il vint vers eux et il leur dit : « Paix à vous ! »
Le deuxième passage nous conduit tout à la fin de l’Évangile selon saint Jean (20, 19-29). Celui-ci y décrit la manifestation de Jésus ressuscité à ses disciples et la reconnaissance qu’ils font de lui comme Seigneur. Or, le Ressuscité se manifeste à eux comme le Seigneur de la paix. À trois reprises, en effet, le récit rapporte le salut adressé aux siens par le Christ: « Jésus vint et se tint au milieu et il leur dit : ‘Paix à vous’! », lit-on en Jean 20, versets 19, 21 et 26. Une telle insistance manifeste qu’il y a là plus qu’une simple formule de souhait. Chez Jean, cette mention insistante de la paix s’éclaire à la lumière du discours d’adieu qui a précédé. « Je vous laisse la paix; c’est ma paix que je vous donne » […] « Que votre cœur ne se trouble ni ne s’effraie. (…) Je m’en vais et je reviendrai vers vous. » (14, 27-28) Ainsi donc, avant de quitter les siens, Jésus leur avait promis la paix en annonçant qu’il reviendrait vers eux. N’est-ce pas maintenant que cela se réalise? Le Seigneur ressuscité peut désormais offrir aux siens la paix qu’il leur avait annoncée, tout comme il peut leur donner l’Esprit également promis au cours des adieux (14, 26).
« Que votre cœur ne se trouble ni ne s’effraie. » Cette paix intérieure dont avait parlé Jésus et que, Seigneur ressuscité, il offre maintenant à ses disciples, découle de certitudes comme celles dont il était question au chapitre 14. La certitude que le Christ est vivant : « Je reviendrai vers vous » (14, 28) ; « Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus. Mais vous, vous verrez que je vis et vous aussi, vous vivrez. » (14, 19) La certitude que les croyants ne sont pas seuls, qu’ils peuvent compter sur une présence nouvelle de Jésus : « Je ne vous laisserai pas orphelins. Je viendrai vers vous » (14, 18) ; « Celui qui m’aime sera aimé de mon Père et je l’aimerai et je me manifesterai à lui. » (14, 21) La certitude du don de l’Esprit et la référence à une Parole qui illumine la vie : « … le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » (14, 26) La certitude de la présence même de Dieu au plus intime du croyant : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons une demeure chez lui. » (14, 23)
Il s’agit donc d’une paix de type particulier, découlant de la foi. Une paix comme celle que procure la rencontre de Dieu et dont témoigne par exemple Éric-Emmanuel Schmitt faisant part de l’expérience de sa conversion : « C’était au désert, au cours d’une nuit de feu… Et là, sous les étoiles, j’ai connu le feu de la rencontre avec un Dieu transcendant qui m’apaisait et m’enseignait. Au matin, il avait laissé en moi sa grâce, une trace au plus intime de moi-même : la foi… Quelque chose d’inespérable auparavant est advenu : je découvre plus grand que moi en moi… Même si je remets cette expérience en question, même si je fais défiler tous les arguments rationnels que je connais par cœur, ceux de la philosophie, ceux de la psychanalyse, cette expérience reste irréductible. Quelqu’un de plus grand que moi est avec moi… J’ai troqué le questionnement qui me taraudait pour m’emplir d’une évidence apaisée, troqué ma solitude pour la certitude de ne plus jamais être seul.2 » La certitude de ne plus jamais être seul : n’est-ce pas, pour Jean, l’une des facettes de la paix que donne Jésus ressuscité en tant que Seigneur de la paix ?
« Paix sur terre aux hommes du bon vouloir »
N’est-il pas question aussi de paix en relation avec la naissance de Jésus ? N’est-ce pas en relation avec Noël que nous avons l’habitude de nous représenter Jésus comme « Prince de la paix »? Quelque chose de cette représentation se dégage en effet du début de l’Évangile selon saint Luc. L’identité de Jésus comme Roi-messie s’y trouve proclamée d’emblée dès le récit de l’annonce à Marie : « Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. Il règnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin. » (Luc 1, 33) Même proclamation au chapitre suivant, dans la scène de la nativité – l’évangile de Noël – , lors de l’annonce aux bergers : « Aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David. » (2, 11) Mais cette fois, l’idée de paix est associée à la proclamation de la royauté messianique de Jésus : « Et soudain se joignit à l’ange une troupe nombreuse de l’armée céleste, qui louait Dieu, en disant : ‘Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et sur la terre paix aux hommes de son bon vouloir’. » (2, 14)
Ainsi, dans l’avènement de Jésus, se manifeste la bienveillance de Dieu à l’égard de l’humanité, et cette bienveillance est source de paix. En quoi celle-ci consiste-t-elle ? Faut-il la comprendre au sens objectif que possède souvent dans la Bible le terme de paix ? Faut-il y voir, comme dans le shâlôm de l’Ancien Testament, une réalité englobante recouvrant l’ensemble des biens et des valeurs essentiels recherchés par les humains, ou encore, lorsque l’on se réfère à Dieu, l’ensemble des biens du salut ? En Jésus, le roi-messie, faudrait-il comprendre, Dieu offre à l’humanité la paix, c’est-à-dire les biens les plus précieux découlant de son salut.
Ou bien la paix que Dieu procure aux humains par l’avènement de Jésus est-elle plutôt à comprendre au sens subjectif ? Il s’agirait plutôt alors de la paix intérieure, cette sorte d’état de plénitude que connaît l’être comblé, à la manière de Syméon, dont il sera question peu après : « Maintenant, tu peux laisser aller ton serviteur, dans la paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu ton salut… » (2, 29) Cette sorte de pacification ou de libération intérieure que connaît l’existence transformée, à la manière de ces personnes guéries ou pardonnées, que Jésus renvoie en leur disant : « Va en paix. » (Luc 7, 50 ; 8, 48) « Paix sur terre aux hommes qui sont l’objet du bon vouloir de Dieu » : la proclamation de Luc 1,14 est alors à rapprocher de celle du verset 10 évoquant la joie occasionnée par la venue de Jésus : « Voici que je vous annonce une grande joie qui sera celle de tout le peuple. »
Jésus, « Prince de la paix » ? Selon la vision et le langage des évangiles, il faudrait plutôt le désigner comme « Seigneur de la paix ». N’est-ce pas cet usage que recommanderait aussi saint Paul ? N’est-ce pas, indissociablement, du Père et du Seigneur Jésus que, selon le souhait qui ouvre chacune de ses lettres, il faut attendre la paix : « À vous grâce et paix de par Dieu notre Père et le Seigneur Jésus Christ » ?