À la croisée du boulevard Jean-Talon et de la rue Lucerne, à Montréal, un fait quasi unique, quelque chose qui tient du miracle: une croix de chemin se dresse dans toute sa fragilité entre des édifices modernes, imposants produits d’une société de consommation, témoins d’une culture de plus en plus matérialiste.
La croix se tient silencieuse et humble. La faiblesse spirituelle s’expose au milieu de la puissance économique. Rien d’arrogant dans cette mise en scène. Les gros édifices semblent en prendre leur parti. Certains diraient qu’ils protègent la petite de tout leur paternalisme.
La croix paraît bien entretenue. Les instruments de la passion ne semblent pas brisés. Il y a un demi-siècle, je n’aurais pas été étonné, mais aujourd’hui je reste interloqué. On brise tout, y compris les oeuvres d’art, y compris les objets religieux. Comment se fait-il que cette petite croix continue de trôner au milieu des géants de la finance? Serions-nous devant un accommodement raisonnable?
Oubliée ailleurs, la croix tient le coup ici, en plein Montréal sécularisé! Soeur cadette d’une autre qui brille sur le Mont Royal en souvenir de la première érigée par Maisonneuve. Le vieux fond chrétien persiste et signe son droit de vivre et de faire vivre les croyants.
Dans un ouvrage sur les croix de chemin qui vient de paraître, l’anthropologue Serge Bouchard affirme: «Tant qu’il y aura une croix en vue, nous sommes au pays des humains.» (Les croix de chemin au temps du Bon Dieu. Photographies de Vanessa Oliver-Lloyd, Montréal, Éditions du Passage, 2007, 224 p.)
La croix nous conduit donc au pays des humains. Pas seulement ni surtout parce qu’elle est de fabrication humaine comme la chaise, le pot en grès ou la maison. Mais aussi et surtout parce qu’elle a porté un homme et un homme mort. Drame! Tragédie! Toute mort d’homme est tragique. Mais davantage: ici, nous nous trouvons au carrefour de toutes les quêtes humaines. La croix fait se rencontrer la mort et la vie, l’amour et la haine, la guerre et la paix, Dieu et l’humanité.
Et comme le combat se poursuit, l’humble monument cruciforme du boulevard Jean-Talon mérite de poursuivre son oeuvre de vigilance. Plus qu’un accommodement, il rejoint le coeur de tout humain, le force à faire des choix, des vrais.