Dans le Nouveau Testament
Deux évangiles sur quatre présentent le Notre Père : Matthieu (6, 9-13) et Luc (11, 2-4).
En Matthieu 6, 5-8, Jésus mentionne que la prière doit se faire dans l’intimité de la chambre « la plus retirée ». Dieu écoute et parle dans le secret. Deuxième consigne : la prière doit être sobre. Puis, Jésus livre le Notre Père. En Luc, un disciple demande au maître : « Seigneur, apprends-nous à prier. » Et le maître de répondre : « Quand vous priez, dites : Père… » On assiste alors à la leçon d’un maître de prière. Ces données sur le contexte des deux Notre Père ne laissent pas supposer que la prière du Seigneur soit liturgique. Aucun de ces textes n’est conclu par une doxologie comme c’est la coutume dans la prière publique juive. La scène ne présente aucun indice qui laisserait supposer qu’il soit question de célébration.
La Didachè ou Doctrine des Apôtres fait des prescriptions sur la prière. Elle présente le Notre Père dans la version de Matthieu. Selon ce document, le Notre Père est réservé aux croyants qui sont devenus fils et filles de Dieu par le baptême. Ceux-ci la disent trois fois par jour, exprimant ainsi leur désir de prier sans cesse, comme le Seigneur le demande (8, 3 ; cf. Luc 18, 1 ; 1 Thessaloniciens 5, 17). Le document laisse entendre que ces trois Notre Père remplaceraient les trois temps de la prière juive quotidienne (cf. Daniel 6, 11 ; Psaume 55, 18). Cette triple récitation du Notre Père chaque jour serait-elle à l’origine des Offices de la liturgie des Heures ? Difficile de l’affirmer de façon absolue. Il semble qu’à la fin du 2e siècle, les chrétiens consacrent cinq temps de leur journée à la prière. Le plus souvent, il s’agit d’une prière privée.
Plusieurs pères des premiers temps de l’Église commentent le Notre Père et font un lien avec l’eucharistie. Selon eux, le pain que nous demandons pour chaque jour est le pain eucharistique, le pardon que nous voulons vivre nous permet d’accéder à la communion. Mais aucun commentateur ne mentionne la présence du Notre Père dans la célébration de l’eucharistie.
Les premiers documents que nous possédons disant explicitement que la prière du Seigneur fait partie de la messe datent de la fin du 4e siècle. Nous les devons à Cyrille de Jérusalem et à Ambroise de Milan dans leurs catéchèses mystagogiques aux nouveaux baptisés. Le Notre Père fait alors partie de la célébration eucharistique comme il se trouve également dans les rites du baptême. L’attestent également Jean Chrysostome et Théodore de Mopsueste. Saint Augustin fait un lien entre le baptême et l’eucharistie. Il ajoute, dans un commentaire de la Première lettre à Timothée, en parlant de la prière eucharistique: « Que l’Église conclut dans sa totalité par l’oraison dominicale.1 » Ainsi pouvons-nous dire qu’au début du 5e siècle, la prière eucharistique était suivie du Notre Père. La prière du Seigneur pouvait suivre immédiatement la prière eucharistique ou être proclamée après la fraction du pain. Certains pères semblent affirmer que le Notre Père est récité privément, dans le secret du cœur. Augustin connaissait une coutume contraire. Il affirme que les nouveaux baptisés qui ne savent pas parfaitement la prière du Seigneur pourront se reprendre dans la liturgie : « Les fidèles l’entendront chaque jour dans l’église à l’autel de Dieu.2 »
Nous proclamons le Notre Père à l’eucharistie parce que le baptême a fait de nous les fils et les filles de Dieu. Nous le proclamons aussi parce que nous sommes des pécheurs ayant besoin du pardon du Père, surtout avant de nous présenter à la table eucharistique. Une même orientation pénitentielle s’exprime dans l’embolisme qui développe la dernière demande du Notre Père et qu’on retrouve dans les liturgies anciennes.
Et dans la liturgie des Heures ? Nous n’avons aucun témoignage des premiers temps de l’Église signalant la présence du Notre Père dans la prière publique, sauf au moment de se présenter à la communion au cours de l’eucharistie. Prière privée, prière réservée aux baptisés qui ont seuls accès aux sacrements, il pouvait être normal que la prière du Seigneur ne fasse pas partie des temps de prière quotidienne, ces Offices étant accessibles à ceux et celles qui n’étaient pas encore baptisés.
On voit apparaître le Notre Père dans la liturgie des Heures au 6e siècle. Le concile de Gérone en Espagne (517) exige que le prêtre proclame la prière du Seigneur à haute voix à Laudes et à Vêpres. La règle de saint Benoît (vers 530) est explicite : « On ne termine jamais l’office de Laudes ou de Vêpres sans dire le “Notre Père” à la fin de l’office.3 » Dans le rite byzantin, l’Office commence par une bénédiction et une prière au Saint-Esprit. On chante ensuite le Trisagion et le Notre Père avec sa doxologie. Après avoir évoqué la grandeur et la force de Dieu, on prie le Père avec confiance.
De nos jours, la prière du Seigneur est proclamée à voix haute et par tous les participants. Elle se situe dans le prolongement des intercessions et avant la prière de conclusion de l’Office. Sa situation laisse entendre qu’elle adopte les intercessions, celles proposées par Prière du temps présent lui-même et les intentions formulées à voix haute ou dans le secret des cœurs par les participants. Elle les adopte et les convertit, si nécessaire, dans l’orientation que le Seigneur donne à la prière de ses disciples. Nos intentions limitées à nos besoins, à l’étroite mesure de nos intérêts, prennent de l’ampleur en se glissant dans la prière du Seigneur. Nous prions avec le Seigneur et le Seigneur prie avec nous. Nous prions aussi avec des milliers d’autres qui reprennent les mots du Christ pour s’adresser à Dieu.
Le Notre Père est lourd de ces multiples proclamations à travers les siècles et d’un bout à l’autre de la planète. Ainsi est sanctifié sans cesse le nom de celui que, « aux cieux » comme sur terre, nous osons appeler Notre Père.
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1. Épître 149 (59), 16 ; cité dans Noële MAURICE DENIS-BOULET, « La place du Notre Père dans la liturgie », dans La Maison-Dieu, no 85, 1966, p. 78.
2. Cité sans référence dans Ibid., p. 83.
3. Vie et règle de saint Benoît, présentées par Dom André Borias, Paris/Montréal, Médiaspaul, 1994, p. 163.