Deux romans français du XIXe siècle, adaptés en deux films récents ; deux drames flamboyants et romantiques ; deux passions, l’une retenue, dont le tragique vient de cet inaccomplissement, l’autre assouvie, et par là même apportant avec elle la servitude.
Ne touchez pas la hache, de Jacques Rivette
Balzac a écrit La duchesse de Langeais en 1833 ; il avait en effet prévu de lui donner le titre étrange que Rivette a retenu, sans doute pour se distancer de l’adaptation faite par Jean Giraudoux en 1942 pour le film de Jacques de Baroncelli. Ne touchez pas la hache est une allusion sibylline à une remarque faite à un visiteur à Londres, tenté de toucher à la hache qui avait décapité le roi Charles Ier. Elle symboliserait le danger que la monarchie ou l’aristocratie court en s’éloignant du peuple et de la nation.
Le film est donc fondé sur l’idée de distance mal comprise. Balzac, légitimiste, constate, quelques années après la chute de la monarchie des Bourbons, que cet échec de la Restauration est largement dû à l’isolement de l’aristocratie confinée dans le Faubourg Saint-Germain à Paris, se complaisant dans les « souvenirs historiques » au lieu d’être vivifiée par les forces réelles du pays. Cette analyse politique va être illustrée par le roman d’une passion. N’oublions pas que cette année 1833 est celle de l’échec galant de Balzac, bien roturier en dépit de la particule arborée par sa mère, auprès de la marquise de Castries qu’il courtise. Elle est aussi le moment de sa rencontre avec une aristocrate polonaise, le grand amour de sa vie, Eve Hanska, qu’il finira par épouser quinze ans plus tard.
En 1818, trois ans après le retour des Bourbons, la duchesse de Langeais rencontre un soir, à un bal, le général de Montriveau, fils d’un officier noble mais républicain et lui-même bonapartiste. Cette femme belle et charmante est en fait délaissée par son mari que ni le roman ni le film ne font apparaître. Par une savante mise en scène, elle va provoquer l’amour de cet homme, un peu rude, taciturne, pas trop enclin aux mondanités et aux calculs dont s’enchantent les salons. Mais l’aguicheuse duchesse se réfugie derrière des scrupules moraux et religieux que sa coquetterie dément. Montriveau décide de l’enlever pour lui faire comprendre la profondeur de son amour, ou du moins de son désir, et pour la punir en fait de s’être jouée de lui.
C’est alors que la situation se renverse : la duchesse de Langeais se compromet pour Montriveau qui ne vient plus chez elle et ne répond pas davantage à ses lettres enflammées. Par un malentendu presque trivial, l’ultime rendez-vous est raté, et la duchesse, se croyant rejetée pour toujours, se retire dans un monastère. Montriveau n’aura de cesse de la découvrir et de l’enlever une nouvelle fois, pour de bon, avec l’aide de la société secrète à laquelle il appartient, mais ce sera trop tard.
L’intrigue ne manque pas de rebondissements, qui ne font que mieux séparer deux êtres qui s’aiment. Pour transcrire cela au cinéma, il fallait le talent de Rivette, son instinct artistique et surtout le choix des acteurs, dont on comprend vite que le film a été conçu pour eux : Jeanne Balibar, dont la voix enchanteresse abrite une constante hésitation, presque un sanglot, et Guillaume Depardieu, dont la claudication qui est la sienne donne une vérité à son personnage de guerrier sans repos.
Il fallait oser adopter un style austère, dans ce découpage abrupt qu’on trouve dans ses autres œuvres, haché, comme le suggère le titre, apte à déranger le spectateur et à le dérouter. Le film devait lui faire comprendre, ou plutôt pressentir, que la passion amoureuse n’a ici rien de mièvre, mais qu’elle cache un affrontement politique, social, moral, religieux peut-être, et qu’elle dépasse les protagonistes, comme la mort qui tranche leur sort.
Une vieille maîtresse, de Catherine Breillat
Jules Barbey d’Aurevilly a écrit Une vieille maîtresse en 1851, mais l’action se passe en 1835, également dans les salons du Faubourg Saint-Germain. Catherine Breillat a adapté ce roman en l’illustrant avec faste. La marquise de Flers, qui a bien connu le XVIIIe siècle, qu’elle regrette, a décidé de marier sa petite-fille Hermangarde, belle, sage et innocente, au jeune Ryno de Marigny, dont la réputation de libertin n’est plus à faire, mais qu’elle estime assez sincèrement amoureux pour faire un bon mari. Voilà pourtant qu’on vient la prévenir : cet homme a pour maîtresse une femme plus âgée que lui, une Espagnole, au nom improbable de Vellini. Elle n’est pas jolie, selon les critères du jour, et de naissance mêlée : fille « d’une duchesse et d’un torero » !
La grand-mère convoque le jeune homme et le somme de s’expliquer. Il raconte l’emprise que la Vellini a prise sur lui, alors même que leurs premières rencontres avaient été houleuses, voire haineuses. Nous comprenons vite, car les images du film sont explicites, que cette dépendance de Ryno est sexuelle. Bien sûr, cet adjectif n’est pas utilisé par Barbey d’Aurevilly qui préfère le terme de « volupté ».
Or le jeune homme assure, promet et prouve en ne voyant plus sa maîtresse que cette liaison est terminée et qu’il peut se consacrer à son amour véritable pour Hermangarde, qui ne se doute de rien. Le mariage a donc lieu. Les passages du Nouveau Testament qu’on nous fait entendre à cette occasion, totalement inutiles et coupés de leur contexte, apparaissent comme une moquerie antireligieuse qui n’a rien à faire avec l’intrigue. Mais la Vellini se fait voir à la tribune de la chapelle, muette menace pour l’avenir.
La seconde partie du film se déroule à la campagne, dans ce Cotentin cher à l’auteur normand. Dans un manoir que battent les flots, Ryno et Hermangarde filent le parfait amour sous les yeux attendris de leur grand-mère. Promenades le long de la mer et à travers les landes, gestes tendres et attentionnés. Hermangarde est bientôt enceinte. Mais voilà qu’après quelques mois de répit, la Vellini vient s’installer non loin du manoir et sa présence, redoutée et même détestée, redevient obsédante pour le jeune homme retombant bientôt dans la volupté qu’elle sait lui procurer. Il reviendra repentant vers celle qu’il aime, mais sobrement le film nous apprend à la fin qu’il devra se séparer de sa femme car « elle ne le croit plus ».
Comme pour le film de Rivette, l’adaptation de Catherine Breillat repose sur le choix des acteurs : Asia Argento joue la Vellini hystérique et enjôleuse, et un jeune acteur à la beauté à la fois sensuelle et morbide, Fu’ad Ait Aattou, donne à Ryno sa fragilité envoûtée. La mise en scène accentue, en la visualisant, la symbolique du sang, bien présente dans le roman de Barbey, qui exprime l’espèce de parenté infernale liant la vieille maîtresse à son jeune amant, à la limite du vampirisme.
A la différence de l’adaptation de Balzac, plus proche du néo-classique, ce film déploie le récit dans les extrêmes, témoignant comment, en vingt ans, le romantisme a changé de registre dans une surabondance de couleurs et de tragédies. Il y a dans ce contraste même une intelligence de l’histoire sociale et culturelle de la France. Les deux œuvres ont en commun d’ailleurs une méditation sur le changement qui s’est opéré dans les mœurs au XIXe siècle. Elle est assurée par quelques personnages plus âgés, aristocrates qui ont traversé les épreuves de la Révolution française et qui jouent un rôle actif dans l’intrigue. Le vidame de Poitiers pour Balzac, le vicomte de Prosny et la marquise de Flers dont nous avons parlé pour Barbey. Revenus de bien des choses, entre le scepticisme et l’humour, ils commentent le temps qui passe, les événements qui nous sont narrés, sans les prendre trop au sérieux. Gens du siècle des Lumières, ils s’étonnent de ces passions romantiques et s’en scandalisent un peu. De leur temps, voyez-vous, on n’attachait pas tant d’importance ni aux sentiments ni même aux autres plaisirs plus charnels. Tout en étant très libre, on cantonnait les uns et les autres dans la sphère du privé et de l’intime pour se livrer aux joies de l’esprit et de la conversation.
Au fond, les deux films font bien sentir, par une adaptation profonde de deux romans du XIXe siècle, le passage d’une époque définitivement révolue à celle de la mise en scène romantique des passions et des sentiments. Par le goût du spectacle, et particulièrement celui de la sexualité, qui caractérise notre temps, nous sommes encore les héritiers d’un romantisme qui s’exhibe.