Propos de table
Remarquant que les invités choisissaient les premières places, il leur dit cette parabole : « Quand tu es invité à des noces, ne va pas te mettre à la première place, car on peut avoir invité quelqu’un de plus important que toi. Alors, celui qui vous a invités, toi et lui, viendrait te dire : ‘Cède-lui ta place’, et tu irais, plein de honte, prendre la dernière place. Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place. Alors, quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : ‘Mon ami, avance plus haut’, et ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui sont à table avec toi. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. » Jésus disait aussi à celui qui l’avait invité : « Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ; sinon, eux aussi t’inviteraient en retour, et la politesse te serait rendue. Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; et tu seras heureux, parce qu’ils n’ont rien à te rendre : cela te sera rendu à la résurrection des justes. »
Commentaire :
A ce monde nouveau que présente aux regards de Luc et de sa jeune communauté le Royaume qui vient, le Royaume de Dieu, rien ne doit échapper, même le déroulement de la fête et son festin, non seulement le menu mais davantage encore l’étiquette. C’est à cette exigence évangélique que l’apôtre va maintenant consacrer son enseignement. Le thème de ce jour n’est pas facile. Les termes abaissement et récompense ne sont plus à la mode. Pour la communauté de Luc, même si la question de l’observance du sabbat avait fait place à la célébration de la résurrection, il importait maintenant de savoir dans quel esprit le jour du Seigneur et la fraction du pain devaient être célébré. Dans le christianisme primitif, l’Eucharistie était habituellement associée au repas festif. En l’absence de rites ecclésiastiques, les communautés se référaient alors à Jésus pour savoir comment faire.
Cette page ne concerne pas seulement une question de savoir vivre, elle dévoile une exigence de spiritualité chrétienne : l’humilité. Sans doute, Luc avait-il été témoin des débordements dénoncés par son maître Paul lors de certains rassemblements : « Puisque j’en suis aux observations, je n’ai pas à vous louer de ce que vos réunions vous font du mal et non du bien. J’apprends tout d’abord que lorsque vous êtes en assemblée, il y a parmi vous des divisions. Il faut bien qu’il y ait des scissions parmi vous, pour permettre aux hommes de vertu éprouvée de se manifester parmi vous. Lors donc que vous vous réunissez en commun, il n’est pas question de prendre le repas du Seigneur. Dès qu’on est à table en effet, chacun, sans attendre, prend son propre repas, et alors que l’un est affamé, l’autre est ivre. Vous n’avez donc pas de maisons pour manger et boire ? Ou bien, méprisez-vous l’Église de Dieu, et voulez-vous faire affront à ceux qui n’ont rien ? » (1 Co. 11,17-22) L’apôtre Jacques avait fait également certaines considérations concernant ces agapes fraternelles : « Supposez qu’il entre dans votre assemblée un homme à bague d’or, en habit resplendissant, et qu’il entre aussi un pauvre en habit mal propre. Vous tournez vois regards vers celui qui porte l’habit resplendissant et vous lui dites : « Assieds-toi ici, à la place d’honneur. » Quant au pauvre, vous lui dites : « Toi, tiens-toi debout, » ou bien « assieds-toi au bas de mon escabeau. » Écoutez-moi, frères bien-aimés. Dieu n’a-t-il pas choisi les pauvres selon le monde comme riches dans la foi et héritiers du Royaume promis à ceux qui l’aiment? » (Jac.2,2-6).
L’évangile de ce jour raconte les débuts d’un repas chez un Pharisien. Jésus était invité. On croirait surprendre un bref échange entre Jésus et l’un des convives touchant le protocole. Les invités arrivent et prennent place sur des coussins, trois par trois; les places d’honneur, les premières places, se trouvaient près du maître de maison. On ambitionnait ces places. À table, le rang était déterminé par la réputation des convives, leur fortune et leur fonction. Les Pharisiens avaient l’habitude de rechercher ces honneurs (11,43; 20,46) et ils étaient convaincus d’y avoir droit.
La leçon que donne ici Jésus ne s’adresse à personne en particulier, elle ne blesse et n’offense pas, elle veut rappeler avant tout une règle de prudence. Jésus parle avec délicatesse et comme un sage Les gens les plus considérés arrivent habituellement à la dernière minute. La règle d’étiquette énoncée était ancienne. On lit au Livre des Proverbes ( 25,6ss et Si.13,9ss) « Il vaut mieux que l’on te dise : monte que descend. » La sentence, ici, dans l’évangile, révèle un renversement de situation, une appréciation différente de celle des humains. Jésus élève cette règle de prudence au niveau de la prédication du Royaume de Dieu; règle de bienséance, elle deviendra condition d’admission dans le Royaume. Se faire petit comme des enfants. La vraie conversion n’est possible que si l’homme se sait faible et petit devant Dieu (17,10; 18,10-14).
La leçon que Luc tente de dégager est en outre une leçon de gratuité. Le repas est expression d’amour libéral. Une invitation ne devrait pas être faite en vue d’une autre invitation, comme le don pour un autre don. Comme on doit donner sans espérer de retour, c’est d’un amour désintéressé qu’on doit inviter à un repas. Les trois groupes de pauvres mentionnés ici étaient frappés d’ignominie par les soit disant pieux d’Israël, et exclus des cérémonies du Temple. C’est à ces plus pauvres que Jésus veut accorder son attention.
Enfin, leçon d’abaissement. Si Le chemin du Royaume passe par le désintéressement, il serpente aussi par les abaissements. L’avertissement donné ici rappelle l’enseignement du Sermon sur la montagne (6,32-35). L’insistance de Jésus sur l’humilité apparaît dans le fait que lui-même s’est abaissé, il a quitté la première place pour la dernière, c’est là tout le sens de son Incarnation. (Ph.2,6-8) Ce faisant, Jésus n’a pas été moins lui-même, au contraire, il s’est manifesté pleinement l’homme pour les autres et Dieu pour l’homme. Nul besoin de nous sous-estimer pour nous abaisser, il suffit d’avoir une juste conscience de nous-même. « Les humbles sont comme la pierre : elle est basse mais elle est solide. Les orgueilleux sont comme de la fumée : ils sont élevés, oui, mais ils se dissipent. » (S.Augustin)
Pour un propos de table, la leçon de Luc n’est pas certes pas évidente pour tous et chacun de nous.