Enzo Bianchi est né le 3 mars 1943 à Castel Boglione ( Italie). Très jeune, il s’engage dans le mouvement politique de la Démocratie Chrétienne. Après ses études à l’Université de Turin, il s’implique dans une fraternité œcuménique, mixte. Ses rencontres avec l’Abbé Pierre puis, quelques années plus tard, avec le frère Roger de Taizé vont être déterminantes pour l’orientation de sa vocation. En 1966, il s’installe dans le hameau abandonné de Bose (Italie) pour y fonder une communauté monastique interconfessionnelle. Après quelques années de solitude, des disciples, hommes et femmes, se joignent à lui. Il est actuellement prieur de la communauté de Bose.
Ouverture à une communion
Dans la prière, la découverte d’une présence nous fait passer de l’écoute au dialogue, à la communion. Et c’est justement ici que la prière apparaît comme une activité délicate qui, s’enracinant dans le noyau le plus profond de notre être, peut devenir manipulable. La Parole arrive à nous, passe à travers notre être en nous poussant à prendre acte de la présence de Dieu en nous, mais doit également nous faire passer au Père. Si la vie est une adaptation au milieu ambiant, la prière, qui est vie spirituelle en acte, est une adaptation à notre ultime milieu ambiant qui est la réalité de Dieu dans laquelle tout et tous sont contenus. Dans cette étape de la vie chrétienne, la première chose à faire est de confesser nos faiblesses… L’exemplarité nous est donnée par le publicain de la parabole évangélique qui prie tel qu’il est, se présente à Dieu comme il est, accepte comme vérité propre ce que Dieu pense de lui (cf. Lc 18, 13). Non seulement ses paroles sont un modèle pour nous mais surtout sa disposition intérieure. Seul celui qui est capable d’une attitude humble, pauvre mais bien réelle, peut se tenir devant Dieu et accepter d’être connu par lui pour ce qu’il est vraiment. D’autre part, notre connaissance de soi est imparfaite mais ce qui compte, c’est que nous sommes connus de Dieu (cf. 1Co 13,12 et Ga 4, 9). C’est alors que vient le moment de la confession : « Nous ne savons pas quoi demander pour prier comme il se doit»; nous ne connaissons même pas de façon satisfaisante nos plaintes, « mais l’Esprit intercède pour nous » (Rm 8, 26).
Il s’agit dès lors de supplier, de demander l’Esprit Saint : si dans la prière se trouvent des paroles à nous, les premières à balbutier sont celles qui invoquent l’Esprit Saint. La sollicitation de l’Esprit Saint est prioritaire et absolue par rapport à toutes les autres, parce qu’en elle tout est inclus : Jésus lui-même nous a formellement assuré que cette prière est toujours exaucée par le Père (cf. Lc 11, 13). Même l’acte élémentaire de la foi n’est pas possible sans l’Esprit Saint, parce que « nul ne peut dire : “Jésus est le Seigneur” sinon dans l’Esprit Saint» (1Co 12, 3). La communion avec la présence de Dieu advient à travers l’Esprit, et seul l’Esprit qui «scrute toute chose, même les profondeurs de Dieu » (1Co 2,10), peut faire jaillir en nous des paroles qui deviennent dialogue avec Dieu, dans la louange, dans le remerciement, dans la demande, dans l’intercession : ce sera en effet l’Esprit qui les suggérera, les guidera, les soutiendra comme étant des paroles pouvant atteindre Dieu. L’Esprit opère toujours, comme opèrent le Père et le Fils (cf. Jn 5,17), et vient en aide à notre faiblesse. Voilà la réponse première et fondamentale de nos paroles à l’écoute de la Parole, à la perception de la Présence. La promesse de Dieu annoncée par Zacharie (cf. Za 12, 10) s’est réalisée, et l’Esprit, qui fait trouver la grâce et rend notre prière efficace, est diffusé dans nos cœurs pour nous apprendre à prier.
Les façons de prier et l’objet de la prière sont intimement liés l’un à l’autre mais les deux sont encore plus intensément unis au don de l’Esprit qui, guidant notre prière, « prouve à notre esprit que nous sommes fils de Dieu» (Rm 8, 16), crie dans nos cœurs et suscite en nous la prière sous toutes ses formes, provoque nos requêtes en toutes circonstances (cf. Ep 6, 18). Ainsi « nous offrons le culte selon l’Esprit de Dieu et nous recevons la gloire du Christ Jésus au lieu de mettre notre confiance dans la chair» (Ph 3, 3).
De cela naît notre parésie dans la prière (la prière est la foi qui parle !) : elle n’est pas seulement une confiance, la parésie est franchise, audace, elle est liberté d’être devant Dieu, de parler avec lui, de demander, d’attendre sa réponse qui est toujours un jugement. Voici le dialogue, ou mieux, le duo, la communion. Il ne s’agit pas de cacher la faiblesse, de ne pas sentir le poids du péché, mais de transcender la connaissance que nous avons de nous-mêmes en faveur de la connaissance que Dieu a de nous. Qui prie avec parésie sait être ègapeménos, aimé de Dieu, connaît l’agapè de celui qui en premier l’a aimé, de celui qui lui a pardonné alors qu’il était encore un pécheur et un ennemi (cf. Rm 5, 6 ss.), de celui qui lui offre constamment son amour qui pour s’exprimer a besoin de communion.
Il ne s’agit pas de spiritualiser la prière qui nous est enseignée par Jésus, canon, lex orandi de toute prière chrétienne ; elle nous enseigne à demander aussi le pain quotidien nécessaire à notre vie. Il s’agit toutefois d’entrer dans la logique de Jésus et du Père, dans la logique de la communion de celui qui nous aime fidèlement sans relâche. Alors, dans l’acceptation de cet amour, la prière trouve son télos : l’agapè de Dieu qui devient en nous amour pour tous les hommes, compassion, jusqu’à arriver à l’amour pour les ennemis. Le commandement de Jésus : « Priez pour vos ennemis » (cf. Lc 6, 27-28) n’est pas seulement une plus grande envergure conférée à la prière, mais une participation à l’amour de Dieu qui nous aime tous, pécheurs et par nature ses ennemis (cf. Rm 5, 6 ss.), qui fait pleuvoir ses bénédictions sur les justes et sur les injustes (cf. Mt 5, 45).
Ici nous découvrons que toutes nos formes de prières, y compris la liturgie et les sacrements, sont contingence pure, et, partant, nous repoussons le vieil homme qui est en nous et qui est toujours tenté par ses ambitions religieuses de substituer les efforts et les moyens à la fin. Un moine qui connaît bien la valeur de la prière et y discerne bien le télos écrit ainsi : « Quand je pense aux cinq heures que je passe quotidiennement dans la prière, elles m’apparaissent comme un immense tas de sable que je traîne devant Dieu. De temps en temps, se dévoilent à vous des pépites d’offrande authentique et seules ces pépites ont de l’importance. Celles-ci affleurent cependant sur un mode rigoureusement imprévisible et il n’existe malheureusement aucune méthode pour les filtrer à l’avance et donc les avoir elles seules à présenter, évitant ainsi de traîner tout ce tas de sable dans lequel elles se trouvent dissimulées. Ainsi ce transport, dans son impuissance et dans sa persévérance, reste un geste important à accomplir. Ce travail sert, je l’espère, à saisir toujours plus mon être dans ses profondeurs les plus lointaines, de sorte que je devienne un être qui consciemment ou inconsciemment ne fait et ne veut rien d’autre qu’être devant Dieu connaissant son amour et entraînant tous les hommes qui lui sont proches. »
Prière et évangélisation
Pour conclure cette réflexion, nous pouvons affirmer avec beaucoup de franchise qu’entre prière et évangélisation, il y a bien plus qu’un simple rapport : en vérité, l’évangélisation ne saurait être authentique si elle n’a pas comme source la prière. Seul celui qui est évangélisé peut évangéliser, seul celui qui a écouté la parole de Dieu – et nous avons vu combien cette écoute est le fondement de la prière – peut la diffuser. En plus, l’évangélisation, outre le fait qu’elle naît de la prière considérée comme écoute, doit être toujours accompagnée de la prière comme invocation de l’Esprit Saint, car c’est à travers lui que l’évangélisation s’effectue et que beaucoup écoutent la bonne nouvelle de l’Evangile. Jésus lui-même reste l’exemple de l’évangélisation qui accompagne sa parole et son action de la prière au Père : « Veillant dans la nuit, se retirant à l’écart, anticipant l’aurore» (cf. Lc 6, 12; 9,18; 11,1 e passim).
Et c’est justement en vue de la mission demandée aux disciples de prier le « Père de la moisson afin qu’il envoie des ouvriers » pour sa récolte (Mt 9,38), que l’apôtre Paul demandera aux chrétiens de Thessalonique : «Priez pour que la Parole de Dieu se répande et soit glorifiée comme elle l’a été auprès de vous » (2Th 3,1), et à ceux de Colosse : « Priez aussi pour nous, pour que Dieu nous ouvre la porte de la prédication » (Col 4, 3). Oui, le service de la Parole et la prière sont intimement liés (cf. Ac 6, 4), comme le témoigne l’entièreté de la mission de l’apôtre Paul dont l’oeuvre infatigable d’annonciateur de l’Évangile de Jésus Christ est rythmée par la prière : dans la prière, il demande que s’ouvrent les voies de l’annonce de la Bonne Nouvelle (cf. Rm 1, 10), sollicite les chrétiens à prier comme contribution à sa lutte missionnaire dans le monde (cf. Rm 15, 30) et, dans la prière, il rend louange, élève les remerciements à Dieu pour la venue de l’évangélisation (cf. 1Th 1, 2; Col 1, 3; Rm 16, 25-27; 1Co 1, 4; Ph1,3ss.).
Oui, celui qui évangélise n’a rien de lui-même à annoncer aux autres! Comme Saint Dominique l’avait perçu avec sagesse évangélique, il s’agit de transmettre ce qui s’est contemplé dans la prière. Contemplata tradere : ce que l’évangélisateur annonce, il l’a reçu de Dieu et cette transmission de la Parole de vie ne peut advenir que dans la prière.
Danneels, Godefried ; Riccardi, Andrea ; Radcliffe, Timothy ; Buttet, Nicolas et Bianchi, Enzo, Venez et voyez, Bruxelles-Toussaint 2006, Editions Fidélité, Bruxelles, 2006.