Enzo Bianchi est né le 3 mars 1943 à Castel Boglione ( Italie). Très jeune, il s’engage dans le mouvement politique de la Démocratie Chrétienne Après ses études à l’Université de Turin, il s’implique dans une fraternité œcuménique, mixte. Ses rencontres avec l’Abbé Pierre puis, quelques années plus tard, avec le frère Roger de Taizé vont être déterminantes pour l’orientation de sa vocation. En 1966, il s’installe dans le hameau abandonné de Bose (Italie) pour y fonder une communauté monastique interconfessionnelle. Après quelques années de solitude, des disciples, hommes et femmes, se joignent à lui. Il est actuellement prieur de la communauté de Bose.
La définition « classique » de la prière comme élévation de l’âme vers Dieu apparaît aujourd’hui insuffisante, notamment parce que la pensée contemporaine semble allergique aux conceptions verticales et ascendantes qui essaiment toute la spiritualité chrétienne. Si on est arrivé à se demander comment il est encore possible de prier après Auschwitz, c’est justement parce que la prière est considérée comme l’explicitation d’un désir humain qui a connu à ce moment-là l’échec, le manquement d’accomplissement, et partant on en a déduit que Dieu est mort, sans se demander si ce ne sont pas les hommes qui sont morts dans leur rapport avec la réalité divine. La présence de Dieu est donnée et non modelée ou atteinte par nous. Et il nous revient d’accueillir l’épiphanie de sa venue ou son propre voilement provoqué par son retrait. Oui, « non mortui laudabunt te, Domine » (Ps 115, 17), dit le psalmiste, non pas parce que les vivants ont le désir de Dieu, mais bien parce que notre Dieu est le Dieu des vivants: « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et de Jacob. Ce n’est pas un Dieu des morts, mais le Dieu des vivants ! » (Mc 12, 26-27). Notre Dieu, le Dieu de la révélation biblique, est le sujet, c’est le Dieu vivant qui n’est pas à la mesure de notre raisonnement, qui ne se trouve pas dans la logique de nos concepts mais bien dans ses propres actes.
C’est lui qui établit depuis le début un dialogue avec nous, c’est lui qui, de la Genèse à l’Apocalypse, cherche, sollicite et appelle l’homme, lequel, face à cette révélation de Dieu dans l’histoire pour le salut et la libération des hommes, réagit dans la foi à travers bénédictions, louanges, actions de grâce, demandes, adorations, c’est-à-dire à travers la prière qui devient obéissance et qui s’exprime dans la charité envers Dieu et envers les autres.
Et c’est en tenant compte de cette prospective que je voudrais tenter de situer la prière dans le cadre biblique, d’où émerge toujours clairement que celle-ci n’est pas une recherche de Dieu mais une réponse, dont les formes sont contingentes et dont la finalité est la charité. La prière est en effet une ouverture à la communion de Dieu et donc à l’agapè. Ainsi le « moi » qui s’élève à Dieu est définitivement décentré dans la prière, et l’agent, le sujet, est le Dieu qui nous a aimés en premier et qui, déversant son amour dans l’accueil de notre prière, se répand dans le monde à travers nous, êtres aimants.
Dans cette optique alors, la prière chrétienne est avant tout une écoute qui conduit à l’accueil d’une présence, la présence trinitaire. L’opération est simple mais n’est pas pour autant facile. Au contraire, elle est ardue et requiert capacité de silence, lutte contre l’idolâtrie du temps, sobriété. Toutefois, c’est seulement ainsi que la prière peut retrouver la source de sa propre dimension évangélisatrice, le dialogue d’amour qui annonce la bonne nouvelle du Dieu ami des hommes.
La prière chrétienne est avant tout écoute
Si la prière est expression du désir humain, si elle est dite dans la recherche de Dieu, alors elle se nourrit avant tout de paroles et veut parler à Dieu ; mais si la prière est accueil d’une présence comme dans la révélation biblique, alors elle est avant tout écoute. Dieu parle : la prière est l’affirmation fondamentale qui traverse toute l’Écriture, c’est la « grande chose » sans laquelle nous ne pourrions avoir aucune relation personnelle avec Dieu. Avec une détermination absolue, avec sa libre initiative, gratuitement, Dieu s’est révélé à nous, pour entrer en relation avec nous, pour instaurer un dialogue, une communion.
Dans le Deutéronome, cette profonde réflexion est suggérée à Moïse : « Interroge donc les temps anciens, ceux-là qui furent avant ton apparition : depuis le jour où Dieu a créé l’homme sur la terre et d’une extrémité des cieux à l’autre, y a-t-il eu chose plus grande que celle-là ou chose pareille a-t-elle été entendue ? Un peuple a-t-il écouté la voix de Dieu parler dans le feu comme tu l’as écoutée, tout en restant en vie ? » (Dt 4, 32-33).
Oui, voici la chose capitale : Dieu se révèle comme parole et fait d’Israël le peuple de l’écoute avant même le peuple de la foi, en lui dévoilant sa vocation permanente : appelé à écouter. Ce n’est pas par hasard si la prière juive est rythmée du Shema’ Israël, de l’« Écoute, Israël », commandement répété plusieurs fois dans la loi, laquelle en revanche appelle rarement à parler avec Dieu. Si la prière de l’homme comme désir de Dieu présente un mouvement ascendant de paroles vers le ciel, l’écoute est finalisée par une Parole de Dieu descendante.
Le vrai priant est l’écoutant, celui qui prête l’oreille à Dieu comme Abraham. Pour cela
« écouter est préférable au sacrifice » (1S 15, 22), c’est-à-dire préférable à tout autre rapport homme-Dieu qui s’appuie sur le fondement fragile de l’initiative humaine.
Cette vérité est admirablement réitérée au début de la Lettre aux Hébreux, début construit sur l’affirmation solennelle que Dieu a parlé dans l’histoire (sans complément direct) jusqu’à nous parler du Fils (cf. He 1, 1-2), Jésus Christ, à qui va le Shema’, l’écoute, par le commandement de la voix de Dieu : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le » (Mc 9, 7).
Alors la prière authentique naît là où se trouve l’écoute, quand nous sommes conduits à reconnaître une Présence : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute » (1S 3, 10). Ceci est la première attitude à avoir lors de la prière, attitude que nous sommes malheureusement tentés continuellement de transformer en : « Écoute Seigneur, ton serviteur parle. » L’écoute est bien une prière détenant une primauté absolue parce que reconnaissant l’initiative de Dieu, l’être de Dieu, sujet dans notre rencontre avec lui. Elle n’est pas simple passivité mais réponse active, action par excellence de la créature face à son Seigneur.
À l’invitation de Dieu à demander et à formuler des requêtes devant lui, Salomon répond en demandant un lev shomea, un « cœur écoutant », et il plut à Dieu que Salomon ait fait cette demande (cf. 1R 3, 9-10). Voilà donc ce qui plaît au Seigneur dans notre prière, car la demande, fruit de la Parole, de la volonté de Dieu, est la demande primordiale, la nécessité première. C’est l’« Écoute ! » qui, par l’attestation même de Dieu, est le premier commandement, celui qui permet le mieux de connaître et d’aimer le Seigneur Dieu unique, et d’aimer le prochain (cf. Mc 12, 29-31).
Voici donc résumé le mouvement de la prière chrétienne : de l’écoute, à la conscience de Dieu, à l’agapè. On ne le dira jamais assez : quand il n’y a pas comme primauté l’écoute de Dieu, la prière tend à devenir une activité humaine contrainte de se nourrir d’actes et de formules dans lesquels on recherche la sécurité et la satisfaction de soi, le dernier espace de pouvoir et de domination, l’épiphanie d’une arrogance spirituelle, le substitut de l’exécution concrète de la volonté de Dieu, une discipline de concentration qui certes élimine les distractions mais n’élève pas au Seigneur qui parle.
Du reste, les Évangiles, celui de Jean en particulier, nous rappellent que dans l’écoute est imprimée la marque des relations intratrinitaires elles-mêmes : Père, Fils et Saint-Esprit font de l’écoute réciproque l’attitude fondamentale de leur communion.
L’accueil d’une Présence
L’écoute de la Parole de Dieu, conservée, gardée et méditée dans le cœur, ne peut aboutir à rien d’autre qu’indiquer en nous une Présence, la présence de Dieu, plus intime que ce que nous pouvons l’être pour nous-mêmes. La prière est alors une découverte de notre vérité intime, en d’autres termes, Dieu est présent en nous, mais non comme fruit de notre prière, non comme un résultat de notre désir – parce que sa présence est antérieure à notre effort d’y être attentif, celle-ci le précédant toujours -, mais comme don et remise de Dieu lui-même à travers sa Parole. L’Ancien Testament témoigne dans son entièreté d’une initiation à l’accueil de la présence de Dieu, à l’hospitalité de l’Emmanuel (du Dieu-avec-nous), mais avec l’incarnation, la Parole s’est faite chaire et a installé sa demeure au milieu de nous. Écouter la Parole signifie accueillir le Fils en tant que Seigneur et accepter qu’il vienne avec le Père placer sa demeure en nous (cf. Jn 14, 23) par la médiation du Saint-Esprit.
Écouter le Fils ne signifie pas seulement entrer en Christô, demeurer en Christ, mais aussi devenir sa demeure, c’est-à-dire avoir le Christ en nous (cf. Rm 8, 10; 2Co 13, 5 ; Col 1, 27).
« Je vis mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20) n’est rien d’autre que la reconnaissance et l’accueil d’une Présence, c’est la foi chrétienne engendrée par l’écoute et érigée en fondement de la prière. Pour cela Paul, dans 2Co 13, 5, invite les chrétiens à s’assurer qu’ils sont dans la foi, dans l’adhésion, en se mettant à l’épreuve : « Ne reconnaissez-vous pas que Jésus Christ est en vous ? » Nous sommes ici au cœur du processus de la prière chrétienne, mystère de notre relation filiale avec Dieu, mystère de notre communion personnelle avec le Fils Jésus Christ, mystère de notre assentiment à l’Esprit Saint qui intercède pour nous avec des gémissements ineffables. Découvrir la présence de Dieu signifie avant tout accepter que le sujet de la prière, le vrai protagoniste, soit l’Esprit Saint. C’est l’Esprit Saint que nous avons reçu et qui nous fait crier : « Abba, Père » (Rm 8, 15) ; il nous pousse à nous adresser à Dieu non seulement comme à un « tu », à une présence personnelle, mais comme au Père. Il nous demande d’unir notre gémissement à son gémissement inexprimable qui monte au Père (cf. Rm 8, 26). C’est l’Esprit qui, comme une source de vie qui nous est offerte, et du plus profond de notre être (intimior intimo meo !), peut ouvrir un dialogue entre nous et Dieu. Par cette opération de l’Esprit Saint, nous tutoyons notre Dieu : « Ô Dieu, tu es mon Dieu » (Ps 63,2), et Dieu devient un Dieu à qui je peux parler et cesse d’être un Dieu auquel on tente de parler. Le cri de Moïse sur la mer Rouge « C’est mon Dieu » (Ex 15,2), est appelé dans les psaumes Elohaj, « ô mon Dieu ! », mais ceux qui ne le reconnaissent pas l’identifient seulement comme le Dieu de… « Où est ton Dieu ? » (Ps 42, 4).
Reconnaître Dieu comme mon Dieu, me tourner vers lui en l’appelant « Abbà, papa », signifie me rendre compte que Dieu habite en moi et en chacun de nous : il n’est pas au dehors de moi mais en mon for intérieur, il est autre que moi et pourtant il est en moi. La prière devient alors une expérience spirituelle de celui qui n’est pas infiniment loin mais proche, voire au centre de la vie, comme l’écrivait Dietrich Bonhoeffer. Avec la venue du Verbe au milieu de nous, devenant homme, le « tu » divin nous habite et alors la prière se transforme en une approbation, une adhésion de notre part à cette vie dialogique, trinitaire, dont la source se trouve en Dieu. Au Père, par le Christ, dans le Saint-Esprit. Faire nôtre la prière du Christ, ressentir ses propres sentiments, faire la volonté du Père : voilà la prière chrétienne à travers laquelle l’Esprit nous pousse à être toujours plus semblable au Fils toujours tourné vers le Père (cf. Jn 1, 1). Nous ne prions pas la Tri-Unité de Dieu mais nous prions plutôt en elle, entraînés dans la communion de vie et d’amour qui est une même relation divine. Nous sommes habités de Dieu et nous sommes attirés à l’identification avec le Fils, jusqu’à devenir le Fils de Dieu, car le Christ est le moi de mon moi, le moi authentique qui vit en mon intérieur à la place de mon moi. C’est pour cela que l’intercession éternelle de Jésus glorifié existe: « Père… qu’ils soient une seule chose. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’ils soient une seule chose en nous » (Jn 17, 21). En effet « celui qui adhère au Seigneur forme avec lui un seul esprit » (ICo 6, 17) est un parallèle à Gn 2, 24 où l’homme, accueillant la présence de la femme, devient avec elle une seule chair.
La prière est donc fonction de l’accueil d’une présence découverte, accueillie, désirée, demandée : une présence parfois immense, écrasante, comme dit le psalmiste : « Tu me scrutes, me connais… me surveilles quand je marche et quand je me repose, tu es présent lors de toutes mes actions… tu me précèdes, me suis, me serres… Où pourrais-je aller loin de ton esprit, où fuir loin de ton visage ? » Ps 139, 1-7) ; une présence parfois infiniment silencieuse jusqu’à épouser le visage, la forme de l’absence, de l’estompement.
Celle-ci n’est jamais annexion de l’autre, mais respect de sa différence et désir de le connaître tel qu’il est. Même dans le silence qui nous contraint de reconnaître l’altérité de l’Autre, Dieu se présente comme le Père pour qui reconnaît être son fils. Dans ce cas, le silence de la présence de Dieu n’apparaît pas comme indifférence mais comme signe de son don gratuit et de sa liberté ; c’est un silence de patience et de pédagogie dans lequel sa présence se différencie de mon désir, et ne se laisse pas épuiser par mes images et mes désirs. La présence est ainsi une réponse non pas à un désir inquiet et consommateur de son objet, mais à l’attente humble, confiante et persévérante, de sa venue. La vraie rencontre en fait n’est pas réduite à un besoin de l’autre, mais va au-delà du besoin, jusqu’à l’acceptation de l’Absence, de la renonciation comme forme de reconnaissance de l’Autre.
D’ailleurs, pour arriver à la Présence, il faut passer par l’absence, et pour parvenir à la rencontre et au dialogue il est indispensable de vivre une acceptation de la différence.
Notre écoute, qui nous prépare si bien à la présence, doit apprendre à écouter, acceptant le silence de l’Autre, sans céder à la tentation de se projeter dans nos paroles, mais nous unissant plutôt à la même parole de Jésus qui dans l’Esprit invoque et crie : « Abbà, Père ! »
Et le Père est toujours là à écouter dans le secret (cf. Mt 6, 4.6.18). A chaque jour, à chaque heure, à chaque moment, notre cri s’unit ainsi à celui de l’Esprit qui invoque :
« Viens, Seigneur ! » (cf. Ap 22, 17).
*la deuxième partie de ce texte paraîtra au mois de septembre