La liturgie des Heures propose fréquemment deux psaumes à notre prière, les Psaumes 49 et 50. Il conviendrait de lier davantage l’un à l’autre car ils se répondent. Dans le premier, l’homme est « mis en examen » par le Seigneur (v. 16-21). Il répond dans le second en implorant le pardon. L’accusation de Dieu est forte. Convoquant le ciel et la terre comme témoins au jugement de son peuple, il accuse le peuple de l’honorer des prières et par ses liturgies mais de garder son cœur est loin de lui. Le Psaume 50 (v. 4-9) exprime la réponse de la personne qui, reconnaissant sa faute, devient prête au pardon.
Le mal et l’injustice, les affrontements et les guerres qui sont au cœur de l’expérience quotidienne des êtres humains appellent en effet le pardon et la réconciliation comme conditions nécessaires du « vivre ensemble ». Nous ressentons spontanément le mal que d’autres nous font ou se font entre eux, alors qu’il nous est plus difficile de percevoir le tort que nous faisons aux autres. De fait, nous avons tous un « sens inné de la justice ». Il ne nous est pas difficile de dire : « Ceci est injuste », tant que nous ne sommes pas partie prenante de l’acte incriminé.
« Être miséricordieux est le propre de Dieu »
Dans le Premier Testament, Dieu n’est pas un Dieu terrible. S’il se met en colère, c’est en raison de sa tendresse. Il est meurtri par le mal que l’être humain se fait à lui-même lorsqu’il ne respecte pas la Loi divine. Cependant, « Sa colère ne dure qu’un instant, sa bonté, toute la vie. » (Psaume 29, 6) Il a formé dès l’origine le projet d’envoyer son Fils unique, icône de sa miséricorde (Jean 3, 16-17). Jésus a appelé en toute liberté des pauvres et des pécheurs à le suivre (Marc 2, 13-17). Il s’est invité chez Zachée, un chef des publicains (Luc 19, 1-10). Il a accueilli la femme adultère et ne l’a pas condamnée, sans pourtant laisser croire que ce qu’elle a fait lui était indifférent (Jean 8, 10-11). Tandis que, pour ses accusateurs, la loi compte plus que la personne, pour Jésus, la personne compte d’abord. Eux jugent et font mourir ; lui aime et son amour convertit et fait vivre. Parce que son attitude est résolument de miséricorde et de pardon, Jésus s’attire sarcasmes et accusations de la part des responsables de son peuple. Pour se défendre et s’expliquer, il leur répond par les paraboles de la miséricorde (Luc 15). Dans la parabole de l’enfant prodigue (15, 11-32), le père ne cherche pas à dissuader son fils de partir. Il lui laisse la liberté et lui donne son héritage. Mais lorsqu’il voit de loin le fils qui revient vers lui, il court à sa rencontre, montrant à quel point il attendait un signe de sa part.
Dieu est l’espérance de l’être humain angoissé. Dieu redonne confiance dans la vie aux enfants insatisfaits. Dieu les étreint. Dieu est notre espérance. Mais nous sommes aussi l’espérance de Dieu. Il ne désespère jamais, dans l’attente de notre conversion et de notre retour. S’il est vrai que cette parabole contient le portrait de Dieu, elle propose également le portrait de l’être nouveau dans le Christ.
Dieu désire tellement la réconciliation qu’il la veut pour nous et avant nous. Il ne supporte pas la séparation entre lui et nous. Alors que nous nous en sommes allés, que nous ne répondons pas à son amour et que cela nous affecte, nous coupant de la vie, nous détruisant, lui, cela ne le détruit pas. Au contraire, il ne veut pas notre malheur parce qu’il nous aime et veut notre bien. Il veut notre croissance humaine et spirituelle (Joël 2, 12-
Lorsque nous faisons retour sur nous-mêmes, dans cette vérité qui rend libre (cf. Jean 8, 32), nous voyons bien que nous sommes partagés entre le bien que nous souhaitons sans y parvenir et le mal que nous faisons alors que nous ne le voulons pas (cf. Romains 7). Nous sommes partagés. Nous avons un cœur partagé : c’est le mystère du péché. Face à ce mystère, nous courons deux risques. Le premier consiste à ne pas prendre ce mal au sérieux, tirant à bon compte notre épingle du jeu : « Je suis pécheur, comme tout le monde. Il y en a de plus pécheurs que moi. Tout ça n’est pas bien grave. Le Christ nous a sauvés, pas la peine de nous inquiéter. » Ce quiétisme est mortifère, comme le souligne saint Augustin : « Cette pensée que je n’étais pas pêcheur m’empêcha de guérir. » (Confessions V,10.18) L’autre risque consiste à nous enfermer dans notre histoire de péché, à y trouver du dépit face au Créateur, à nous juger nous-même et nous laisser condamner par une loi qui n’est plus parole de vie. Or, la véritable conversion n’est pas de nous sentir coupable mais de découvrir l’immensité du pardon de Dieu. Avec lui, nous apprenons à « avoir de la douceur avec soi-même » (saint François de Sales). Car le centre du mal, c’est tourner autour de soi. Nous n’évitons cet écueil qu’en accueillant une image vraiment positive de Dieu, de sa miséricorde et de son désir d’alliance avec nous. Devant Dieu qui nous aime, qui ne nous juge jamais mais qui désire notre bonheur, notre réponse sera simple : entrer dans le combat contre le péché et faire grandir en nous la réponse à son appel. Car nous sommes tous appelés à la sainteté.
Témoin et acteur de la Miséricorde de Dieu
Le pardon dont parle le Notre Père n’est pas seulement celui que nous demandons à Dieu, c’est celui que nous nous donnons les uns aux autres. Ce pardon est d’une extrême importance, dans la mesure où il conditionne celui que nous pouvons attendre du Père (Matthieu 6, 14-15). L’Église en effet, selon saint Augustin, c’est « le monde réconcilié ». Nos désirs et nos besoins sont contradictoires : « J’ai besoin de silence, mais toi, tu as besoin de parler… » « Je voudrais aller au cinéma, mais tu veux aller voir ton père… » Qu’il y ait des conflits entre nous ne devrait pas nous étonner. L’étonnant est que nous ayons tant de mal à dépasser ces frictions. Le pardon est la perfection du don. L’amour ne peut survivre que dans et à travers la réconciliation fréquente.
Beaucoup d’êtres humains ont offert le pardon là où la haine aurait pu tout submerger. Parfois, le pardon a été offert simplement dans le but de ne pas se laisser entraîner dans la spirale de la haine. Je pense à cette prière retrouvée sur le corps d’un enfant dans le camp de concentration de Ravensbrück, en Allemagne, à la fin de la guerre : « Seigneur, rappelle-toi aussi des hommes et des femmes au cœur mauvais. Mais ne te souviens pas des souffrances qu’ils nous ont infligé, souviens-toi des fruits que nous avons porté grâce à elles – notre camaraderie, notre loyauté, notre humilité, notre courage, notre générosité, la grandeur de cœur qui s’est déployée à partir de tout cela et lorsqu’ils viendront au jugement, fais que ces fruits soient leur pardon. »