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Le psalmiste

Psaume 114. Hymne pascal

Imprimer Par Hervé Tremblay

Le Ps 114, « Quand Israël sortit d’Égypte », est le psaume pascal par excellence. En quelques versets seulement il superpose les thèmes de la traversée de la mer lors de la sortie d’Égypte (Ex 14–15) et du Jourdain lors de l’entrée en terre promise (Jos 3–4) – déjà mis en parallèle dans Ps 66,6 –, de même que l’expérience du Sinaï (Ex 19–24). D’autres psaumes ont aussi médité sur les merveilles de l’exode (cf. Ps 78 ; 105 ; 106). Dans la Septante grecque et la Vulgate latine, ce psaume n’en forme qu’un seul avec le suivant (Ps 115), d’où la numérotation liturgique en Ps 113A et 113B.

Bien que de forme inhabituelle (il n’y a pas l’invitatoire habituel à louer Dieu), ce psaume est généralement classé parmi les hymnes à cause de la personnification poétique des éléments de la nature des v.7-8. D’autres le classent parmi les psaumes d’instruction à dominante historique.

La structure du psaume se reconnaît facilement. Il y a quatre strophes de quatre lignes. La première (v.1-2) et la dernière (v.7-8) se correspondent grâce aux mentions de « Jacob peuple [de Dieu] » et « Dieu de Jacob », en ce sens que le peuple élu naît d’un événement de salut, l’exode (v.1), et atteint sa pleine maturité par le don de la terre (v.2). À l’autre extrémité, Dieu se présente comme un donneur de vie, symbolisée par l’eau jaillissante (v.7-8). Quant aux deux strophes centrales (v. 3-4 et 5-6), elles évoquent le miracle de la mer Rouge et de la traversée du Jourdain, c’est-à-dire la libération de l’esclavage et l’entrée dans le domaine du Seigneur, grâce à la reprise de plusieurs mots « mer, fuir, Jourdain, retourner en arrière, les montagnes, sauter comme des béliers, les collines, comme des agneaux ».

Reprenons ces éléments en les commentant un peu. Les v.1-2 rappellent les événements de l’exode. Importance du verbe « sortir », synonyme de « naître » (Gn 25,25-26) maquant ainsi la naissance d’Israël. « De chez un peuple étranger ». Un autre mot parfois utilisé en traduction sous l’influence du texte latin traditionnel parle d’ « un peuple barbare ». Ce mot, qui faisait référence à ceux qui ne comprenaient pas la langue d’un peuple (Gn 42,23 ; Dt 28,49 ; Is 28,11 ; 33,19 ; au sens grec du mot Rm 1,14 ; 1 Co 14,11), ne saurait être gardé en traduction française, car il comporte une connotation péjorative qui n’est pas celle du texte ancien en orientant le lecteur dans le sens erroné de « cruauté, brutalité, vandalisme ». Il ne faut pas oublier, en effet, que malgré la douloureuse expérience d’Israël en Égypte, ce pays à la civilisation très avancée a toujours été une lumière pour tout l’Orient de cette époque.

Au v.2, il y a un parallélisme entre « Juda et Israël » (qu’il n’y a pas lieu d’opposer, comme ce fut le cas après le schisme politique), « sanctuaire et domaine ». Ce verset exprime le thème central de tout le psaume : YHWH a choisi la terre sainte comme sa demeure et son royaume. Le mot « sanctuaire », c’est-à-dire « chose sainte », ne désigne pas seulement le temple de Jérusalem mais la terre sainte tout entière ; pas uniquement le sens géographique, mais aussi au sens éthique et désigne le peuple d’Israël, l’héritage de YHWH à qui le pays a été donné (cf. Ex 15,17 ; 19,4-6 ; Dt 4,20 ; 7,6-8 ; 32,9-13 ; 1 R 8,51 ; Ps 78,54 ; Am 3,1-2).

Les v.3-6 font référence aux événements naturels remarquables qui ont accompagné le passage de la mer Rouge et du Jourdain. Au v.3, les verbes « fuir » et « retourner en arrière » connotent le retrait miraculeux des eaux pour livrer un passage à Israël. Il y a ici une hyperbole : non seulement la mer Rouge s’écarte, mais elle « s’enfuit » ; de même le Jourdain, non seulement s’arrête pour ouvrir le passage, mais il « retourne en arrière ». Symboliquement, la mer et le fleuve s’équivalent en tant qu’eaux menaçantes emprisonnées formant un obstacle sur la route du peuple de Dieu. Les anciennes cosmogonies parlaient de la victoire du dieu organisateur sur les eaux du chaos primordial, auxquelles la Bible fait parfois allusion (cf. Ps 74,12-15 ; 77,15-20 ; 89,10-11). Ici, la mer « s’enfuit » comme un ennemi vaincu, obligé de battre en retraite et le Jourdain personnifié se retire devant les descendants de Jacob qui s’apprêtent à entrer dans le pays qui lui avait été promis.

Le v.4 fait intervenir les montagnes et les collines. Il est intéressant de noter comment le poème prête des sentiments humains aux éléments et les fait réagir de façon presque consciente devant la force mystérieuse de Dieu. Ici encore, l’hyperbole est remarquable : au lieu de la seule montagne du Sinaï qui « fume et tremble » au moment de l’alliance et du don de la loi (Ex 19,18), plusieurs montagnes « bondissent » (cf. Ps 29,6) comme un troupeau de moutons. Ainsi, le cosmos tout entier participe à l’œuvre de rédemption.

Les deux dernières strophes constituent un dialogue entre le psalmiste qui demande aux éléments la raison de leur comportement étrange, voire contre nature (v.5-6 ; cf. Ps 68,17). Les éléments eux-mêmes lui révèlent qu’ils subissent l’emprise toute-puissante de YHWH (v.7-8). C’est bien ce qui s’était passé lors de la traversée du Jourdain, tel que raconté en Jos 3,10-11 : « À ceci vous reconnaîtrez que le Dieu vivant est au milieu de vous. […] L’arche de l’alliance du Seigneur de toute la terre va passer devant vous dans le Jourdain ».

Aux v.7-8, le monde physique est invité à adorer Dieu. « Tremble, terre » peut s’entendre de deux manières : soit « trembler » de peur (cf. Ps 77,17 ; 97,5), ou bien « trembler » dans les douleurs de l’enfantement (cf. Is 26,17 ; Rm 8,22). « Lui qui change le rocher en source », est une allusion aux événements miraculeux du désert qui ont suivi l’exode, à savoir l’eau qui jaillit du rocher (cf. Ex 17,1-7 ; Nb 20,1-13 ; Dt 8,15 ; Ps 78,15-16.20 ; 105,41 ; 107,33-35 ; Is 48,21 ; 1 Co 10,4). Ainsi, les événements passés des v.3-4 deviennent contemporains aux v.5-6. Le passé est garant de l’avenir. Il suffit de cette intervention miraculeuse pour fonder la foi en la fidélité du Seigneur. YHWH ayant vaincu à l’exode tous ses ennemis, tant cosmiques qu’historiques, cet événement de salut est devenue à jamais pour le peuple élu le gage et la garantie de son salut à l’avenir.

À la toute fin, un nouveau personnage entre en scène : le Dieu de Jacob. En effet, il faut noter que Dieu n’a pas été explicitement nommé avant le v.7. Il s’agit là d’ingénieux silence qui permet au psalmiste de tenir en suspens le lecteur.

On voit que les quelques versets de ce psaume sont étonnamment riches. Déjà le parallélisme entre la sortie d’Égypte et l’entrée en Canaan a été établi par les textes bibliques qui les racontent (cf. Jos 4,23) : YHWH arrête le cours du Jourdain (Jos 3,7–4,18) comme il avait asséché la mer (Ex 14,5-31) ; l’arche de YHWH guide le passage (Jos 3,6-17 ; 4,10-11) comme la colonne de nuée ou de feu (Ex 13,21-22 ; 14,19-20) ; Josué joue le même rôle que Moïse (Jos 3,7 ; 4,14). La circoncision, que le rédacteur de Josué attribue au temps de l’exode, est renouvelée (Jos 5,2-9), la manne qui avait été la nourriture du désert (Ex 16) cesse de tomber dès l’entrée en Canaan (Jos 5,12) et la Pâque est célébrée après la traversée (Jos 5,10), comme elle l’avait été en Égypte avant le passage (Ex 12,1-28 ; 13,3-10).

Le psaume 114 est donc un rappel des événements qui ont entouré la naissance du peuple, à savoir l’exode et l’entrée en terre promise. Israël avait grand intérêt à se faire remémorer constamment les grands événements fondateurs de son histoire nationale. Mais pourquoi un tel bouleversement de la séquence historique d’un bout à l’autre du psaume ? En principe, l’ordre chronologique des faits devrait être le suivant : sortie d’Égypte (v.1), le passage de la mer (v.3a.5a), l’eau jaillissant du roc (v.8), le Sinaï tout tremblant et fumant lors de l’alliance (v.4.6). la traversée du Jourdain (v.3b.5b), l’établissement en Canaan (v.2b) et, beaucoup plus tard, la construction du temple de Jérusalem (v.2a). La seule réponse qui semble valable serait le primat de la structure sur la chronologie. Il est possible qu’aux eaux de la mer et du Jourdain, à valeur symbolique négative, répondre, les eaux vives et positives qui jaillissent du rocher.

La relecture chrétienne de ce psaume est presque évidente. Comme la passion et la résurrection du Christ renouvellent spirituellement les événements de l’exode (1 Co 10,1-4), les merveilles accomplies par Dieu en faveur de son peuple se réalisent pour nous aussi aujourd’hui. C’est dire que le Ps 114 reste d’actualité. Le passage de la mer Rouge a toujours été considéré comme la préfiguration du baptême. La sortie d’Égypte et tous les événements qui l’ont accompagné figurent les mystères de notre salut. Chacun de nous est désormais le « sanctuaire » (v.2a) du Seigneur, et l’Église tout entière constitue son « domaine » (v.2b). Les événements fondateurs de l’Israël ancien valent tout autant pour l’Israël nouveau. Les usages liturgiques du psaume 114 sont dans la ligne que nous venons d’exposer. Dans le judaïsme, il fait partie du hallel égyptien (Ps 113-118) et on le chante lors de la célébration de la Pâque. Dans la liturgie catholique, le psaume est intimement associé au dimanche ou à la fête de Pâques.

Fr. Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa

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