Avec deux premiers films de jeunes réalisateurs, le cinéma allemand nous apporte la promesse d’un regard exigeant sur le passé et le présent de ce pays recomposé depuis peu au regard des traumatismes du XXe siècle, de la défaite de 1918 à la chute du mur de Berlin.
Ping-pong, de Matthias Luthardt
Le présent d’abord, avec Ping-pong de Matthias Luthardt. A la fois critique sociale et psychanalyse familiale sur fond d’éducation sentimentale, ce film est marqué par la très classique règle des unités de lieu, de temps et même d’action : tout se passe dans l’enfermement d’une villa, résidence principale, non loin d’une ville que nous ne verrons pas, en bordure de la forêt. C’est là que vient se réfugier Paul, dont le père vient de se suicider, prenant prétexte d’une vague invitation lancée naguère par son oncle et sa tante brouillés avec sa mère, et que probablement personne n’avait alors prise au sérieux.
C’est l’été, fort chaud : quel dommage que la piscine n’ait pu être aménagée ! Stefan et Anna, bourgeois aisés, pensent pouvoir passer leurs vacances tranquillement, d’autant que leur fils Robert se prépare activement au concours du Conservatoire pour le piano. C’est dire que Paul, adolescent de seize ans, n’est pas accueilli avec enthousiasme, mais enfin, compte tenu des circonstances, on finit par lui trouver une place et même une occupation qui lui permettra de gagner sa pension en réparant la piscine… On se détend en jouant au ping-pong. On se promène jusqu’au lac bien trop pollué pour s’y baigner. D’ailleurs, le trio familial va bientôt s’accorder pour reconnaître que Paul, une fois acceptée la convention sur l’interdiction de fumer dans la maison, est un garçon des plus faciles à vivre, plutôt discret et même secret.
Pourtant, sa présence taciturne, sa sensualité sauvage, sa détresse tue et sa soif de tendresse vont révéler les failles des habitants de la villa. Stefan, le père, part pour quelques jours régler des affaires ; son absence ne se fait guère sentir. Anna, pleine de principes d’hygiène rigoureuse et d’écologie bien pensante, vit sur le mode du volontarisme, ayant décidé une fois pour toutes que son fils intégrerait le conservatoire avec une sonate de Berg. Elle ne paraît chaleureuse et joyeuse qu’avec le chien, qui est son véritable enfant. Les circonstances, en particulier le comportement de l’apprenti musicien, font que, tout son monde de représentations semblant s’écrouler (au sens propre et figuré), Anna se laisse aller à une relation sexuelle avec son neveu, qui la prend pour une preuve d’amour.
Dans son innocence, Paul ne peut imaginer que le vernis social, la respectabilité et l’indifférence affectée reprennent si vite le dessus. Cette nouvelle blessure, également manifestée dans son corps car il s’est fait une plaie au bras en émondant un arbre, entraînera de sa part une vengeance d’autant plus terrible qu’elle n’est ni prouvable ni punissable.
Quoi qu’on en ait dit, on est loin de Théorème de Pasolini, car ici le visiteur au visage d’ange est profondément vulnérable. On ne peut le comparer non plus aux films sadiques, jouant sur les huis-clos, de l’autrichien Haneke (Funny Games en particulier), même s’il s’est humanisé avec Caché. Il s’agit plutôt d’une amère contemplation, brillamment construite et interprétée, de la douleur : celle qu’on s’impose et celle qu’on impose, les deux étant forcément liées. Le cadre, à la fois lisse et fissuré du confort occidental, ne la rend pas moins cruelle.
La Vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck
La Vie des autres, de Florian Henckel von Donnersmarck, se situe dans l’enfermement idéologique, diplomatique et économique de la dictature communiste en Allemagne de l’Est. Le cinéaste s’attaque de front au passé récent de son pays, optant pour la manière dramatique là où, en 2003, avec Good bye Lenin, Wofgang Becker avait choisi la dérision.
Nous saurons incidemment que l’action se déroule en 1985 en apprenant l’arrivée au pouvoir, à Moscou, de Mikhaïl Gorbatchev, mais la glasnost n’a pas encore atteint Berlin-Est puisque le film commence dans le cadre glacial des bâtiments de la STASI, l’équivalent du KGB en Allemagne communiste. Progressivement se révèlent à nous, non seulement les techniques de torture et les assassinats de cette institution, mais, maniées avec habileté, les méthodes de surveillance, de délation, d’intimidation et de chantage que connaissent toutes les dictatures.
Un étau se resserre autour de Georg Dreymann, talentueux dramaturge, un de ces intellectuels sans doute honnêtes mais non foncièrement hostiles au système qui lui procure quelques privilèges. Mais, dans un régime qui a bien senti les failles de son idéologie pour avoir bâti le mur de Berlin dès 1961, une camaraderie avec le signataire d’une pétition, connu pour délaisser de temps à autre la langue de bois, suffit à éveiller quelques soupçons. Il y a surtout un secret d’Etat : le ministre de la Culture désire les charmes de la compagne de l’écrivain, Christa, une belle actrice qui a besoin d’un passeport pour ses tournées à l’étranger. Tout cela suffit pour l’organisation d’une surveillance de tous les instants, par un système d’écoutes retransmises dans le grenier au-dessus de l’appartement de Dreymann. Wiesler, un des agents les plus zélés, incorruptible s’il en est, s’est porté volontaire pour les écoutes du jour, la nuit, en principe plus calme, étant assurée par un subalterne point trop subtil.
C’est alors que le cinéaste peut déployer son art et son éthique. Car, en dehors du ministre libidineux et inintelligent et du responsable de la STASI, seulement intéressé par sa carrière, les autres personnages vont montrer leurs forces et leurs faiblesses, qui alternent en des gestes et des actions parfois irréversibles, en un mot révéler leur humanité.
Dreymann se réveille de sa torpeur et fait passer à l’Ouest un article posant des questions embarrassantes pour le régime. Christa, au contraire, pour sauver sa carrière et d’une certaine manière son amour pour Dreymann, acceptera d’être indicatrice. Mais l’action se concentre sur la prise de conscience de Wiesler, témoin minutieux puisqu’il note tout ce qui se passe, minute après minute, dans la vie des autres. En entendant Christa, Dreymann et leurs amis discuter, se disputer, s’interroger, s’aimer, il découvre la valeur de la liberté, la beauté de l’art, celle de la vérité aussi. Alors même qu’ils vivent dans la peur d’être dénoncés et ensuite brisés, dans l’enfermement d’un lieu qu’ils croient protégé et qui peut les accabler, ils n’abdiquent pas la liberté de l’esprit. Lentement, non sans une culpabilité contradictoire de découvrir le mensonge, qui est devenu pour ses semblables une seconde nature, et de le récuser, Wiesler se met à ne plus tout écrire dans son rapport, à prendre volontairement pour argent comptant les subterfuges dont il entend le complot en dessous de lui, et finalement à trahir son employeur, la toute-puissante Sécurité.
Le film nous conduira jusqu’au moment de la chute du mur, le 9 novembre 1989, puis dans les années suivantes, et montrera la difficile recherche de la vérité dans une Allemagne reconstituée, sinon réconciliée. Qu’est devenu Wiesler, dont les archives ne connaissent que le nom de code HGW XX 177 ? Nous ne le saurons pas.
Finalement plus optimiste que Ping-pong, La Vie des autres témoigne que l’étincelle du Bien ne vacille jamais entièrement.
Agua de Veronica Chen
Dans un autre continent, l’Amérique du Sud, en Argentine, dans un contexte tout différent, celui du sport (la natation de compétition), Veronica Chen propose une œuvre intéressante et belle, à la mesure de son étrangeté. Agua nous fait voir l’enfermement du sportif dans ses performances, ses échecs et sa volonté de gagner, d’être le meilleur, insérée au plus profond de son être. Le film met aux prises un ancien champion, de retour après avoir été écarté pour soupçon de dopage, et un jeune homme, très pauvre, dont le destin humain dépend de cette réussite sportive.
Plus que les chorégraphies nautiques, photographiées sous l’eau, c’est la solitude du nageur, comme celle, dit-on, du coureur de fond, qui donne au film sa valeur. Des sportifs aguerris remontent le fleuve majestueux et sauvage depuis Santa Fe. Durant ce marathon, tout à fait authentique, s’opère entre les deux hommes un échange mystérieux, qui, là aussi peut-être, témoigne, sans paroles, d’une solidarité qui a raison de la solitude et de l’enfermement.