Du grand art !
Evangile selon saint Luc. Le récit de la passion
Commentaire :
Dans chacun des évangiles, le récit de la Passion tient une place importante. Les évangiles ont été composés après la résurrection du Christ, par des gens qui, vivant dans la lumière de cet événement triomphal, avaient conscience d’être avant tout des témoins de la Résurrection (Ac.1,22; 2,32). Alors que la vie publique de Jésus est tissée d’épisodes facilement détachables les uns des autres, Le récit de la Passion forme un ensemble cohérent. Si la Passion humilie, la Résurrection glorifie, mais la lumière de la Résurrection rejaillit sur la Passion elle-même de sorte que Passion et Résurrection forment un tout indissoluble.
Nous célébrons, ce dimanche des Rameaux, l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem et sa Passion. Gardons-nous de n’y retrouver qu’une fresque historique, question de satisfaire une quelconque nostalgie du passé ou un remord des fautes de l’humanité d’alors. La Parole, ce dimanche, doit avoir une actualité non accolée superficiellement aux événements d’hier, mais émanant de ces événements pour aujourd’hui. Il nous faut donc chercher un lien entre la mémoire de ce passé et sa signification présente. Nous lirons donc la Passion selon saint Luc comme l’«Histoire du disciple», telle que saint Luc l’a relue en fonction de sa jeune église et de ses vives aspirations. Nous le ferons en trois temps : jugement sur le passé, prospective d’avenir pour conclure avec l’Histoire du disciple.
Jugement sur le passé
Retrouvons-nous au matin de Pâque. La mort du Christ revêt du fait de la résurrection une gloire qui deviendra sa vérité définitive. C’est sur cette vérité que portera l’effort des communautés chrétiennes primitives. Loin de dissiper les événements pénibles, la résurrection va leur permettre de discerner un sens que les témoins ne pouvaient rejoindre alors que tout se passait sous leurs yeux. La mort de Jésus était l’aboutissement presque normal d’un conflit dont l’origine remontait au tout début de son ministère. Ses gestes et paroles avaient dérouté et scandalisé, ils ne concordaient pas avec la tradition, et la façon dont Jésus avait traité la Loi avait scandalisé les Pharisiens et les Scribes, gardiens de la Loi. Sa liberté de pensée et d’agir ont placé les responsables du peuple en conscience de prendre parti pour ou contre lui. Ces gens n’avaient rien d’hypocrites ou de méchants, même si Jésus, dans un mouvement d’humeur et dans un ultime effort de secouer leur entêtement, les stigmatise d’hypocrites, de sépulcres blanchis, etc. (Mat.23,13) La loi était pour eux un absolu, elle définissait leur religion, alors que Jésus l’utilisait très librement. Le procès, raconté en ce récit, fut comme l’issu d’un drame de conscience. L’innocence de l’accusé n’allait pas de soi, et le chemin qu’il avait ouvert n’était pas traditionnel mais singulier, voire personnel, au point qu’on ne pouvait s’y retrouver. En dernier recours, ils en tentent la preuve au pied de la croix : « Si tu es Fils de Dieu »… (Lc.22,25-37). Ces paroles n’étaient rien d’autre qu’une réaction de défense. Durant des siècles, l’Église a considéré ces Juifs, sinon la nation juive, comme perfides. Ce n’est que tout récemment qu’elle a et avec raison, effacé, sinon blanchi, l’accusation portée contre eux.
Prospective d’avenir
La mort de Jésus n’est pas qu’un événement historique, elle a une portée universelle : « Il est mort pour nos péchés. » Jésus demeure dans sa mort ce qu’il a voulu toujours être toute sa vie : un libérateur. Ses paroles et ses comportements se voulaient libérateurs des servitudes de la Loi, pour assurer la liberté sous le régime de la grâce. Ce n’est pas sans raison que l’opposition à Jésus est continuellement soulignée et toutes les options de sa vie publique considérées comme des infidélités. C’est donc au centre de cette histoire pleine de conflits qu’il faut relire la Passion. Sa lutte n’a pas été vaine, victorieuse a été sa fidélité au Règne de Dieu qu’il veut établir. Homme de douleurs dans sa Passion, il devient Seigneur dans sa Résurrection. Telle était la lecture que Luc en fit pour ses ouailles.
Mais au cours des siècles, la perception des croyants ne fut pas toujours la même. Aux 14e et 15e siècle, une sensibilité doloriste développe la dévotion à la Croix et glorifie en Jésus la souffrance. « C’était nos souffrances qu’il supportait, nos douleurs dont il était accablé. Et nous autres, nous l’estimions châtié, frappé par Dieu, et humilié, écrasé à cause de nos crimes. » (Is.53,4) L’image du crucifié occupait l’avant-scène de nos dévotions. Cette sensibilité inspirera l’auteur du crucifix de la chapelle d’Assis, dans les Alpes : « Comme un surgeon il a grandi, une racine en terre aride, sans beauté ni éclat, sans aimable apparence, objet de mépris et rebut de l’humanité, homme de douleurs et connu de la souffrance. » L’oeuvre fit scandale. Au 19e, on vénère Jésus dans sa passion comme l’obéissant, le résigné. De l’homme des douleurs du 5e, nous étions passé à l’homme humilié du 19e. Rouault en fit une toile inoubliable et sans prix.
Aujourd’hui, tant le dolorisme que l’humble résignation ne fascinent plus le monde des croyants ; aujourd’hui. c’est la faiblesse de Dieu dans ce monde, son apparente absence de notre société qui marquent le 20e siècle. Ce fut pour nous comme un retour à la liberté, la Passion a été libération, mais en tout autre sens que le suggèrent les théologiens de la mort de Dieu. Jésus a été un révolutionnaire, il a contesté l’ordre établi et cette contestation, il l’a amorcée pour les siècles à venir. Sa passion constitue le premier acte de notre libération. La Résurrection glorieuse du Christ ouvre l’avenir à la liberté et à la justice. Condamné injustement, la mort et la résurrection de Jésus garantissent les luttes du Tiers-Monde pour son indépendance, le combat contre toutes formes d’oppression, l’effort pour déclencher les impératifs moraux, le rêve d’une vie sans frustration, d’une existence heureuse, d’une fraternité sans contrainte.
L’Évangile du disciple
Dans ce récit de la Passion, Luc revit l’histoire de son maître. Son récit constitue un appel à suivre Jésus sur le chemin du Calvaire, chemin de contestation. Il suscite de notre part un engagement pour l’avènement du Règne de Dieu et ce, dans un dynamisme victorieux. C’est là l’ouvre de l’historien et l’art de l’écrivain qu’est Luc. Son attachement personnel à la personne de Jésus s’exprime par l’affirmation répétée de son innocence. L’évangéliste évite de s’étendre sur l’arrestation de Jésus, et sa dévotion atténue tout ce qui peut paraître brutal ou atteinte à la dignité humaine de Jésus, tels des scènes d’outrages (22,63-65 ; 23,16-22) Il montre surtout sa grandeur morale. L’interpellation à Judas l’illustre bien (22,48) Et avant même que ne débute le procès, c’est Pierre que Luc met en situation (22,54+). On n’aime peu se montrer solidaire d’un maître privé de sa liberté, mais Luc insiste à peine sur l’incident. Il omet le défilé des témoins mais concentre son attention sur la révélation de la personne de Jésus, évitant de placer Jésus en état d’infériorité face au grand prêtre. Dans le but de rappeler à tous leur vocation à suivre le Christ, Luc présente Simon de Cyrène et les saintes femmes comme des exemples ; la foule même suit Jésus et retourne en se frappant la poitrine. (23,48) La croix de Jésus transforme le monde en produisant la conversion des âmes et en ouvrant le Paradis au bon larron. Pour l’évangéliste Luc, cet incroyable renouveau jaillit d’une confiance d’enfant : en mourrant Jésus donne l’exemple du parfait abandon entre les mains de son Père.
Du grand art et une conscience d’historien au service de l’expérience spirituelle d’un disciple, telle est la Passion de Jésus Christ selon saint Luc.