“Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous; saint Joseph, priez pour nous; saint Pierre apôtre, priez pour nous”, etc. Pour plusieurs croyants, les litanies des saints, comme toute espèce de prières répétitives d’ailleurs, ont quelque chose d’ennuyant. Et pourtant, la prière répétitive de forme litanique est enracinée depuis toujours dans la tradition judéo-chrétienne. Ici, si les catholiques pensent volontiers à la prière du rosaire, les amants du psautier penseront plutôt au Ps 136. En effet, ce psaume a la caractéristique formelle de terminer la seconde partie de chacun des 26 versets par la même phrase “car éternel est son amour”. Tout le psaume pourrait même se lire comme une seule phrase, sans virgule, sans pause, d’un seul souffle! C’est le grand hallel récité après le petit hallel, ou le hallel d’Égypte (Ps 113-118), lors de la fête de la Pâque. On a souvent dit du Ps 136 qu’il manquait d’originalité. En effet, si l’on excepte le refrain (qui se retrouve aussi au premier verset des Ps 106, 107 et 118 ainsi qu’en 2 Ch 7,3; Esd 3,11), le texte est très proche du Ps 135 qui le précède, et la plupart de ses versets reprennent des phrases qui se trouvent ailleurs dans l’Ancien Testament. L’originalité du psaume, c’est de rassembler tous ces versets en une structure cohérente avec un refrain.
Il s’agit bien évidemment d’un psaume de genre littéraire hymnique qui chante l’amour de Dieu à l’œuvre dans la création et dans l’histoire. Le psalmiste y met en relation l’origine de l’univers et l’origine d’Israël. Sa structure suit de près celle des autres hymnes: après une invitation initiale à louer Dieu (v. 1-3), elle évoque les trois thèmes fondamentaux de la foi d’Israël : la grandeur de Dieu dans la création (v. 4-9), la grandeur de Dieu dans l’histoire du salut en deux temps: la sortie d’Égypte (v. 10-20) et le don de la terre (v. 21-22). L’hymne se conclut par une louange du Dieu qui prend soin de son peuple (v. 23-25). Cette structure se rencontre ailleurs, dans ce qu’il est convenu d’appeler les credo historiques (Dt 6,20-25; 26,5-15; Jos 24,2-13), quoique la théologie de la création n’y soit pas aussi développée. Entre les parties du psaume, il y a des thèmes qui se correspondent : la terre créée par Dieu (v. 6) et la terre donnée par Dieu en héritage (v. 21); Dieu affermit la terre sur les eaux (v. 6) et partage la mer pour y laisser passer son peuple (v. 13); Dieu se rend vainqueur des Égyptiens (v. 10.15) puis des habitants de Canaan (v. 17-20). Certains commentateurs ont vu dans le psaume neuf strophes de trois versets, suppléant un verset manquant après le v.20 (“et tous les royaumes de Canaan, car éternel est son amour”).
Cette union des thèmes de création et de rédemption, qui se rencontre ailleurs dans la Bible (cf. Ps 19), suggère une date assez tardive (cf. v. 23-24 qui font peut-être référence à l’exil). Le v.26 désigne Dieu comme “le Dieu du ciel”, qui serait une expression perse (cf. Esd 1,2; 6,10; Né 1,4).
L’ensemble est uni par le refrain répété sans cesse : “car éternel est son amour”, qui était sans doute chanté par tout le peuple (cf. 2 Ch 7,3) ou en deux chœurs. Le mot hébreu utilisé ici, hesed, est un terme dont le sens est difficile à préciser. Le sens fondamental serait “solidité”, d’où à la fois “amour” et “fidélité”, ou mieux encore “l’amour fidèle à son engagement”, d’où la diversité des traductions de nos Bibles.
Les v. 1-3 sont une invitation à la louange, qui est suivie habituellement des motifs de cette louange. Ici, il s’agit de tout le reste du psaume. Les superlatifs “Dieu des dieux” et “Seigneur des seigneurs” expriment la transcendance absolue de Dieu.
Les v. 4-9 rendent grâce à Dieu pour sa création. Au v. 5, Dieu fit les cieux avec “intelligence”, non pas avec “sagesse”, qui est un autre mot. La beauté, l’harmonie et la stabilité de la création témoignent de l’intelligence sans pareille avec laquelle le Seigneur l’a créée. Le v.6 (“Il affermit la terre sur les eaux”) se comprend selon la cosmologie de l’époque : on croyait que la terre reposait sur les eaux comme un disque; les montagnes s’enfonçaient au creux de la mer étaient des colonnes qui fixaient solidement la terre. Selon la conception ancienne, la terre sèche aurait été arrachée à l’Océan primordial (Ps 24,2; 89,10-13; 104,5-9; Is 42,5; 44,24) lors d’un combat avec le monstre des origines. Le v.7 évoque les astres, ou, selon le vocabulaire traditionnel, les grands luminaires, en s’inspirant de Gn 1,14-18,ce qui correspond au quatrième jour de la création.
Ensuite, le psaume aborde le thème de l’Exode et de la traversée du désert aux v. 10-20. La partie centrale de l’hymne est donc occupée par l’article fondamental de la foi d’Israël, la libération de l’esclavage et la sortie d’Égypte ainsi que tous les prodiges qui s’y rapportent. Des plaies d’Égypte, seule est rapportée celle des premiers-nés (cf. Ps 135,8-9; 78,51; 105,36; Ex 12,29-33). Au v. 12, l’expression traditionnelle “À main forte et à bras étendu” se retrouve ailleurs (cf. Dt 4,34; 5,15; 9,29; Jr 32,21; Éz 20,33). Au v.13, la mer des Joncs rappelle Ex 13,18. De façon générale, les versets 13-15 résument Ex 14. La traversée de la mer est semblable à la création dans laquelle la terre sèche émerge du chaos aqueux primordial. Les versets 16-20 développent le thème du désert où le Seigneur est présenté comme le guide et le protecteur de son peuple. Israël se souvient que cette traversée a été difficile (Dt 8,15-16; Am 2,10; Jr 2,6) et que le Seigneur a dû intervenir contre les peuples hostiles de la région (Ps 135,10; Nb 21–24). Les v.19-20 donnent comme exemple les rois Sihôn et Og dont parlent d’autres passages (cf. Ps135,11; Nb 21,21-35; Dt 2–3; Jos 12,1-5).
La troisième partie du psaume (v. 21-25), enfin, aborde le thème de la terre promise (cf. Dt 4,38; Ps 135,12). La terre est un don qui exige une réponse, un engagement. La terre, qui n’appartient qu’à Dieu, est confiée à Israël en héritage.
Les deux derniers versets du poème (v. 25-26) s’élargissent en des perspectives universelles. Dieu est si bon qu’il s’occupe même de nourrir tous les vivants (cf. Ps 135,13-14). Le Dieu qui a créé l’univers et sauvé son peuple continu de lui assurer sa protection et de pourvoir à sa subsistance
Dire que le Ps 136 exalte l’amour de Dieu dans sa création et ses actions dans l’histoire est un truisme. C’est qu’il s’agit d’un amour concret et vivant, actif et attentif. Le croyant de toutes les époques affirme ainsi sa foi en l’amour toujours agissant de son Dieu.
Dans le Nouveau Testament, on rappelle que, lors de son dernier repas, Jésus chanta les hymnes (Mc 14, 26). C’est dire que le Ps 136 est l’une des dernières prières dites par Jésus avant sa Passion, donc dans le contexte plus large de l’institution de l’Eucharistie.
La Liturgie des heures prie le Ps 136 au 2e samedi à l’office des lectures, et le 4e lundi aux vêpres. L’orientation chrétienne du psaume n’est pas difficile. En effet, le passage de la mer Rouge préfigure le mystère pascal chrétien (cf. 1 C 10,1-2). C’est d’ailleurs la seule lecture obligatoire de la veillée pascale. Par la suite, il devient possible de transposer le psaume à la doctrine trinitaire : le Père qui crée (v.1-9), le Fils qui sauve (v.10-20), l’Esprit qui sanctifie (v.21-26).
Fr. Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa