Henri Noguès, dit l’Abbé Pierre interrogé par Bernard Chevalier, raconte sa vie et livre son message.
P 154 à 159.
– Vous avez souvent dit qu’Emmaüs, ce n’est pas ce que vous avez fait, mais ce qui vous est arrivé. Alors, dites-nous ce qui est arrivé.
– Je l’ai tant de fois déjà raconté…
Et si je commence, je n’en finirai pas. Car tant de faits, poignants, parlants, et qui tous me semblent aussi importants avec leur cri d’humanité, m’envahissent le cœur dès que je repense ce passé!
Pourtant, vous avez raison, il faut repenser et redire sans cesse ce début, ce qui est arrivé alors, car ce fut un don de lumière et en tout ce qui se continue dans tant de diverses applications notre vie doit marcher dans cette lumière et la porter aux autres. L’avoir reçue rend responsable de la donner. Mais il faudrait aussi se faire attentifs à la façon dont cette lumière a été portée, vécue, au long de ces trente années, par tous, fragiles et faibles, nullement gens d’élite, nullement sélectionnés, devant sans cesse se corriger les uns les autres en s’encourageant. Et il faudrait tout autant entendre les appels nouveaux qui, présentement, solli¬citent cette lumière et auxquels il faut s’appliquer à adapter de vraies réponses.
Nos brefs entretiens ne sauront suffire. Il y faudra d’autres livres, et probablement d’autres que de moi. Pourtant, je vais tenter de vous répondre en cherchant à me borner à évoquer l’essentiel.
Pour les personnes qui voudraient revivre, en plus de détails, l’enchaînement des faits depuis l’origine jus¬qu’à maintenant, un bon conseil à leur donner est de se reporter au petit livret, concis, mais si précis, que Mlle Coutaz, à près de quatre-vingts ans, vient de réaliser sur tout cela dont elle a été témoin et acteur pour sa part depuis l’origine et dans les développements au long de ces trente ans.
Du début, quel a été l’essentiel, ce début qui s’est développé durant dix ans, de 1947 à 1957?
En 1947, alors que j’étais au Parlement, je dus quitter un logis que j’avais pu provisoirement occuper rue de Grenelle. Après bien des recherches, , l’on me signala dans la banlieue-est de Paris, à Neuilly-Plaisance, avec des dépendances, pour le prix minuscule de 50 000 francs d’alors pour un an. C’était à si bas prix parce que, de longtemps abandonnée, cette maison était en piteux état. Je l’ai louée et, bricoleur, j’ai commencé aussitôt à la retaper, de la toiture à la cave, au grand ébahissement des voisins voyant le curé, député, décoré, se faisant, entre les séances au Palais-Bourbon, maçon et menuisier. Et tout cela, bien sûr, faisait jaser alentour.
On peut dire que tout a commencé parce que la maison était trop grande. À mesure qu’elle se retapait, petit à petit, je l’ai mise à la disposition d’amis qui me demandaient à s’y réunir, Mission de Paris, Equipes ouvrières du MRP, prêtres des environs.
Puis, je l’aménageais en Auberge internationale de Jeunesse. A l’époque, j’étais président de l’Exécutif du Mouvement fédéraliste mondial. De ce fait, en des congrès internationaux, je rencontrais des jeunes de tous pays. Aux vacances, ils venaient vers la France, voulaient causer. L’Auberge les accueillait.
C’est alors que j’appelais cette maison Emmaüs.
– Pourquoi le choix de ce nom ?
Quand je l’ai choisi, j’ignorais bien sûr totalement ce qui allait, peu après, se vivre là, et à quel point allait être providentiellement approprié ce nom, évocateur de toute une philosophie, une mystique, de « dés-illusion en-thousiaste ».
Que voulez-vous dire?
Oh! C’est bien clair. Que nous raconte l’Evangile des disciples d’Emmaüs?
Ces hommes avaient cru en Jésus, saint et sage, puissant jusqu’aux miracles, acclamé par le peuple. Ils pensaient qu’Il allait chasser l’occupant romain, rétablir le Royaume d’Israël et que, eux, qui avaient été ses compagnons aux heures difficiles, auraient quelque poste brillant peut-être. Et puis tout avait cassé. Dans les ignominies de la Passion, plus aucune puissance de Jésus ne s’était montrée. Et ils fuyaient, dans la peur d’être, à leur tour, inquiétés.
C’était la radicale « dés-illusion », … et le préalable nécessaire pour que puisse être rencontré le « Réel » véritable.
Jésus les rejoint. Il communie à leur désolation/ « De quoi parlez-vous, si tristes? ». Et quand ils ont dit leur espérance perdue, Jésus leur montre leur illusion : « Esprits sans intelligence, lents à croire…. » Et il leur fait comprendre tout ce que, au long des siècles, ont annoncé Moïse et les Prophètes, comment le Sauveur, « pour entrer dans Sa Gloire » (qui est de faire régner l’amour), devait endurer et offrir cette souffrance devant l’Eternel et à la face des hommes pour que soit touché le coeur de tous les hommes, s’ils veulent y consentir.
Arrivés à l’auberge, ils pressent : « Reste avec nous, le soir approche. » Nous aimons, aux tombes de nos Compagnons, inscrire cette parole.
Jusqu’ici, les deux disciples ne l’avaient pas reconnu. Au partage du pain, ils vient que c’est Lui. Et Lui, Il a disparu. Mais ils se disent l’un à l’autre :« Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’Il nous par¬lait sur le chemin? » Et aussitôt, ces fuyards sont devenus des hommes autres. En pleine nuit, hardis et sans peur, ils retournent vers Jérusalem pour crier aux apôtres la joie retrouvée, au-delà de l’illusion et de la dés-illusion : « L’Amour est plus fort que la mort. »
C’est cela la « dés-illusion en-thousiaste ». Dés¬illusion, non pas ce qui laisse abattu, mais la sortie de l’illusoire, le « moins, multiplié par moins, qui égale plus ». Et puis, en-thousiasme non pas l’exaltation, mais « l’en-thousiasme » dans le sens étymologique des mots grecs, en et theos, «l’âme devenue un avec l’Éternel qui Est Amour ».
Parce que, dans ces premières années d’après les horreurs de la guerre, le monde, la jeunesse, découvrant ici les camps de concentration et leurs millions de torturés et là les explosions atomiques, se prenaient à douter de tout en l’homme, n’y avait-il pas dans le fait évangélique d’Emmaüs le signe vers la seule sûre espérance : l’Amour vainqueur contre la mort?
Je pris un bout de planche, un pot de peinture, et j’accrochais ce nom« Emmaüs» à la grille de l’Auberge.
À vrai dire, six années avant, en plein temps de la guerre déjà, l’Évangile d’Emmaüs avait été pour moi clarté et force. C’était vers Pâques 1941, alors que j’étais convalescent à l’hôpital de La Mure, sur la route de La Salette. Chaque semaine, je descendais à Gre¬noble pour assurer l’aumônerie d’un groupe d’étudiantes constituant ce que, dans le scoutisme féminin, l’on appelait un « feu» de « guides aînées ». Leur groupe se cherchait un nom, et ne se décidait pas. Quand vint, dans les liturgies de Pâques, le jour d’Emmaüs, je leur proposais de se nommer « Le feu du soir d’Emmaüs ». Ce fut adopté. Et dès lors, pendant des mois, notre réflexion ensemble porta sur ce récit.
Et cela s’exprima dans cette prière familière et pressante par laquelle s’achevait chacune de nos réunions:
Seigneur Jésus, souviens-toi de cette petite maison là-bas à Emmaüs,
et du bout de chemin qui y conduit quand on vient de la grand’ route.
Souviens-toi de ceux qu’un soir tu abordas là-bas, souviens-toi de leurs cœurs battus,
souviens-toi de tes paroles qui les brûlèrent,
souviens-toi du feu dans l’âtre auprès duquel vous vous êtes assis,
et d’où ils se relevèrent transformés, et d’où ils partirent vers les prouesses d’amour …
Regarde-nous. Vois, nous sommes tous pèlerins d’Emmaüs, nous sommes tous des hommes qui peinent dans l’obscurité du soir,
las de doute après les journées méchantes.
Nous sommes tous des cœurs lâches, nous aussi. Viens sur notre chemin,
brûle-nous le cœur à nous aussi.
Entre avec nous T’asseoir à notre Feu …
et qu’exultant de joie triomphale,
à notre tour nous nous relevions