Pierre Claverie est né à Alger de parents nés en Algérie. Après des études universitaires en sciences, il entre dans l’ordre des Dominicains en 1958. Ordonné prêtre en 1965, il poursuit des études de philosophie et de théologie. De retour à Alger en 1967, il se consacre à l’étude de la langue et de la civilisation arabes de l’islam et exerce divers ministères. Il est ordonné évêque d’Oran en 1981. Il est assassiné à l’Évêché d’Oran le 1er août 1996. Il était conscient de s’être donné à l’Algérie et au peuple algérien « avec lequel, disait-il, nous lie une alliance d’amitié que rien, même la mort, ne pourra briser». En cela il voulait être disciple du Christ, pour qui le choix du « plus grand amour » fut de « donner sa vie ».
Les étiquettes.*
Je ne connais pas encore mon nom. Un nom m’a bien été donné quand je suis né. Un autre nom m’a même été donné quand je suis devenu religieux. Mais mon vrai nom, celui qui désigne qui je suis au fond de moi-même, personne ne le connaît et moi-même, je ne saurais même pas le prononcer. Ce nom-là qui dit exactement ce que je suis, seul Dieu le connaît. C’est lui qui me le donne parce que lui seul me connaît, lui seul sait qui je suis. En effet, savoir qui je suis, c’est savoir pourquoi je vis, pourquoi je suis là à côté des autres, quel est le sens du comportement humain. Or cela m’échappe complètement. Je suis posé là, au milieu des autres. Je vis d’une certaine manière mais ce que je suis vraiment personne ne peut me le dire parce que l’avenir et le sens profond de ce que je suis m’échappent, je ne sais pas pourquoi j’existe, ce que je suis appelé à être là où je suis placé. Mes autres noms ne sont que des façades pour les autres, des parures ou des injures, des titres ou des surnoms ridicules. Ces noms-là servent à me décrire, à me désigner, à me mépriser, à m’honorer, de l’extérieur.
Quand on connaît ces noms-là, on croit me connaître, mais on ne me comprend pas vraiment. Ce sont des étiquettes collées sur moi pour me mettre dans une rangée de pots, dans un registre de baptêmes, dans le catalogue de la congrégation. C’est un portrait que les autres ont tracé de moi à partir de leurs sentiments envers moi et non pas en fonction de ce que je suis. Ces noms-là, tous ces titres, disent plutôt qui sont les autres, comment ils me jugent, eux, à travers eux, selon qu’ils me trouvent bon ou mauvais, juste, moral ou immoral en fonction de leurs critères à eux. Mais moi, je leur échappe toujours, grâce à Dieu ! Je suis toujours ailleurs que dans la rangée de pots, le catalogue ou le registre. Personne ne peut me retenir. Personne ne peut m’emprisonner. Personne ne peut m’épingler dans sa collection de papillons.
J’avoue que c’est un peu exaspérant. Personne ne connaît personne. D’un côté, cela vaut mieux : j’imagine la tête du prédicateur s’il savait ce que je pense vraiment. Et si d’autres savaient tout ce qui remue au fond de ma conscience et de mon cœur à certains moments, ils seraient effrayés ! Comment pourrions-nous vivre ensemble si nous nous connaissions à ce point-là ? Par ailleurs, ne pas trop se connaître me retient de juger les autres uniquement sur leur bonne mine ou leur mauvais caractère. Au fond, je sais très bien que je trouve « bien » ceux qui me ressemblent et que je me méfie des autres. Alors, puisque je ne les connais pas plus qu’ils ne me connaissent, au moins, je ne les jugerai pas. J’ai eu suffisamment de surprises et de déceptions pour ne plus jouer à ce jeu… Et pourtant, dès que je suis poussé un peu dans ce sens, je recommence volontiers ! Il est tellement tentant de raconter un tas de choses vraies ou fausses sur les autres ! Au fond, cela me permet de mieux cacher ce que je suis. Je me crois à l’abri des jugements sur les autres et c’est pourtant là que les autres me découvrent le mieux. À travers ce que je dis des autres, c’est de moi que je parle. Finalement, nous nous sentons très seuls : ou nous ne sommes pas compris, ou nous sommes mal jugés, ou nous sommes pris pour des gens très bien, mais nous savons bien ce qu’il en est au fond de nous-mêmes. J’ai souvent l’impression d’être meilleur que ce qui est dit de moi – ou plus mauvais parfois. En tout cas, personne ne connaît personne et je ne me connais pas moi-même.
À une certaine période de ma vie, j’en ai beaucoup souffert et je faisais tout pour être reconnu et accepté par les autres. Il fallait que je me fasse une place au soleil, que je joue mon rôle comme tout le monde, que je rentre dans le paysage, que les autres m’acceptent. Et puis, je n’y arrivais pas. Je me sentais prisonnier des autres et de moi-même, contraint sous le regard des autres. Je n’étais plus moi-même sans être meilleur pour autant.
Pour lui, j’existais.
C’est alors que j’ai fait la découverte qui m’a libéré du regard des autres. Je vous raconterai ma conversion plus tard. Maintenant je voudrais simplement vous dire ma découverte. J’ai découvert un jour, à travers quelqu’un, que Jésus m’appelait par mon nom comme il avait appelé ses apôtres et Madeleine le matin de la résurrection. Il posait sur moi son regard : pour lui, j’existais !
Cette expression me vient d’un récit qui m’interpelle beaucoup. Lors de son procès de canonisation, le cocher de la voiture qui conduisait tous les jours Jean Bosco de chez lui à l’œuvre a été convoqué. Ce brave homme a dit : « Pour lui, j’existais. » Pour moi, c’est le miracle le plus extraordinaire. Jean Bosco était vraiment un saint parce que les gens qui croisaient sa route pouvaient dire : « Pour lui, j’existais. » Là est la sainteté. Ce petit qui était là, le cocher du fiacre, voyait des dizaines de personnes monter dans sa voiture sans le remarquer plus qu’une porte, un pot de fleurs ou comme nos frères ou nos sœurs. Si un jour, tous ceux que nous avons croisés dans notre vie pouvaient dire : pour lui, pour elle, j’existais ! Voilà le vrai miracle.
D’abord, cette découverte m’écrasa un peu. Alors que je m’évertuais à me montrer sous mon meilleur jour, alors que je faisais tout pour cacher le mauvais, je me trouvais sans défense et sans masque devant quelqu’un qui me connaissait mieux que moi-même. Je me suis précipité sur l’Évangile pour voir comment la rencontre avec Jésus agissait sur ceux qui croisaient son chemin. Qu’est-il écrit dans l’Évangile sur le comportement de Jésus ? Ses plus grands miracles consistent en ce que des gens qui n’existaient pour personne commencent à exister simplement parce qu’il les regarde, parce qu’il les appelle par leur nom. Il les appelle et les regarde d’une certaine manière. Voilà ce qu’il communique à ses disciples bien plus que tout le matériel merveilleux à travers lequel va s’exprimer sa force. Le plus important est de nous communiquer les uns aux autres. Si vous recherchez la sainteté, si vous avez encore un peu de courage pour chercher la sainteté de votre vie, réfléchissez à cela : pour lui, j’existais.
Le récit rapporté en Jean 8, 1-11, par exemple, décrit admirablement les regards : le regard porté par ceux qui ont amené la femme adultère devant Jésus révèle exactement ce qu’ils sont, eux. Ce sont eux qui sont jugés par leur regard sur cette femme. En voici la preuve : Jésus leur dit : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Ils sentent bien, au fond, que le jugement qu’ils ont porté sur elle, vient de leur cœur à eux et que le fait d’avoir amené cette femme devant le Christ les juge, eux. Et ce fut le miracle. J’ai surtout retenu cette phrase dite par Jésus à la femme adultère : « Va, je ne te condamne pas. »
Non seulement Jésus ne me condamne pas mais il me prend comme je suis et ouvre devant moi un espace où je peux être librement moi-même. Mais il fait mieux encore parce qu’il attend le meilleur de moi-même, avec une douceur et une force irrésistibles, sans me contraindre, sans me juger. Je vais sentir naître en moi quelqu’un de nouveau que je ne connaissais pas : mon meilleur moi-même. Tout l’Evangile me parlait de ces rencontres où Jésus, par la seule force d’un amour irrésistible, remettait debout, dans la justice, des hommes et des femmes que la maladie, la souffrance, la solitude, le mépris ou la mort avaient isolés. Pour moi, désormais, vivre c’était me placer sous ce regard-là et tendre l’oreille à l’appel de ce nom que je ne connaissais pas encore, mais dont je reconnaissais la musique dans les appels de l’Évangile.
Cette expérience-là, je ne l’ai pas faite seulement en lisant l’Évangile. La découverte de nous-même se fait quand quelqu’un, devant nous, nous a regardé en nous permettant d’être simple, en nous permettant d’entrouvrir notre porte que nous avons du mal à laisser ouverte et que nous essayons toujours de fermer. Nous ne nous rendons pas compte qu’en laissant cette porte fermée, nous nous condamnons nous-même, non seulement à ne jamais grandir, mais à ne jamais naître. Si nous sommes donnés les uns aux autres, aussi bien dans la vie humaine que dans la foi, dans l’Église ou dans la vie religieuse, c’est probablement pour qu’à un moment ou un autre, nous rencontrions une sœur ou un frère qui ouvre une porte et nous permette enfin d’être simples. C’est le moment de notre naissance. Exister sans contrainte, sans être jugé. Ce regard d’un autre peut nous laisser pressentir ce qu’est le regard du Christ. Alors l’Évangile et la foi feront le reste : nous libérer de notre jugement sur les autres et du jugement que les autres portent sur nous. Se dire que le jugement des autres sur nous, les jugent, eux. En tout cas, il me suffit d’exister pour quelqu’un : « Pour lui, j’existais ! »
La liberté.
Libre. Je pouvais être libre. Libre du souci de moi-même et libre du regard et du jugement des autres. Parce que j’avais perçu dans le regard de Jésus-Christ une compréhension et une confiance sans limites, je n’avais plus rien à craindre, ni personne. Et comme il me disait en même temps : « Viens », je n’ai plus hésité un instant. J’étais sûr qu’en le suivant j’allais enfin trouver mon vrai nom, me trouver moi-même : il me suffisait de laisser naître en moi, peu à peu, ce que le Christ attendait et me moquer du reste. C’est ainsi que Marie avait donné sa chair à la Parole de Dieu. C’est ainsi que Simon était devenu Pierre. Regardez comment ce brave Simon n’existe que lorsqu’il est sous le regard du Christ. Dès qu’il est placé sous le regard des autres, il fond ! Au prétoire, par exemple, cet homme si vaillant qui a confessé le Messie de Dieu, qui était prêt à tout pour que le Règne de Dieu arrive, sous le regard de la servante, il disparaît : « Non, non, je ne connais pas cet homme. » Dès qu’il se regarde, il disparaît aussi. Quand Jésus marche sur l’eau, Pierre, avec enthousiasme, se jette sur l’eau en regardant le Christ, sous le regard du Christ. Dès qu’il se regarde un peu, il panique ! (Mt 14, 28-31.) Il coule et il faut chaque fois, à ce moment-là comme après le jugement au prétoire, que le Christ le regarde (Lc 22, 57). Et sous le regard du Christ, il peut renaître. Même dans ce moment de plus grande trahison, le Christ le regarde (Lc 22, 61) et Pierre redevient Pierre.
* la deuxième partie de ce texte paraîtra au mois d’avril