Arrière Satan!
Jésus, rempli de l’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; il fut conduit par l’Esprit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut mis à l’épreuve par le démon. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim. Le démon lui dit alors : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre. » Le démon l’emmena alors plus haut, et lui fit voir d’un seul regard tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir, et la gloire de ces royaumes, car cela m’appartient et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras. » Puis le démon le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi à ses anges l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus répondit : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le démon s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.
Commentaire :
Satan, vous connaissez? C’est le même qui nous a sortis, un jour, du Paradis terrestre. Le Christ l’a rencontré au désert et nous-mêmes sommes toujours assiégés par lui. Prière de ne point confondre avec « l’enfer, c’est les autres» », de J.P.Sartre. Le Seigneur avait prédit l’invasion diabolique : « Lorsque l’esprit immonde est sorti d’un homme, il erre par les lieux arides en quête de repos. N’en trouvant pas, il dit: Je vais retourner dans ma maison, d’où je suis sorti. A son arrivée, il la trouve balayée, bien en ordre. Alors il s’en va prendre avec lui sept autres esprits plus mauvais que lui; ils reviennent et s’y installent. Et l’état de cet homme devient alors pire que le premier. » (Luc.11, 24-26) Jésus, notre modèle, a voulu vivre notre expérience d’homme en butte continuelle à la tentation. Jésus tenté et Jésus enseignant se sont fait complices de notre existence. « Nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, à l’exception du péché. » (Hé.4:15). Comment situer ce récit des tentations du Christ au désert dans l’oeuvre de l’historien Luc et dans notre vécu quadragésimal ?
Face à des chrétiens nouvellement convertis mais déçus et frustrés dans leur attente du retour du Christ, l’évangéliste tente de décrire Jésus en situation de tentation. Le récit est comme la reprise consciente des événements de l’Exode (1 Co.10,1+) : là où Israël avait succombé, le Christ triomphe. La tentation a fait partie du projet de Dieu sur son Fils afin d’éclairer notre route humaine Nous aussi, connaîtrons des tentations, les difficiles choix de nos libertés. La communauté chrétienne de Luc devait réapprendre ce qu’était l’homme selon Dieu : celui qu’aurait pu être tout juif fidèle, gardien de la loi de ses Pères.
Avec le Carême, nous voici donc poussés au désert par l’Esprit. Nos tentations quotidiennes nous apparaissent alors dans toute leur évidence. Le désert, lieu des plus grands affrontements avec soi, le monde et Dieu l’invisible. Satan ne désire qu’une chose : nous entraîner dans son infidélité, dans sa non-foi en Dieu et la confiance illimitée en lui-même. Pour ce faire, il va tenter de nous séduire par la terre, le bluff et l’enivrement du pouvoir. Qui pourrait se croire invulnérable à ces tentations, d’autant plus que Satan trouve en nous un vieux fond de misère et de secrètes complicités dans l’orgueil, l’ambition, la cupidité, la jalousie, la sensualité et la colère. L’apôtre Jean dénonce ces convoitises de la chair, des yeux et l’orgueil de la richesse. (1 Jn. 2,16) A nous donc, en cette première semaine du Carême, de faire la vérité, d’explorer le terrain et de reconnaître courageusement les obstacles, nos démissions et nos compromissions. « Montre-moi à moi-même, ramène-moi à moi-même », suppliait le bienheureux Paul Giustiniani.
Ces tentations modernes peuvent être de tous ordres, toutes formes de convoitises susceptibles de suppléer à nos indigences, frustrations et déceptions dans le service de Dieu, de son Église et de l’humanité. Rappelons ici le souvenir de Pierre après la Tranfiguration, alors qu’il voulait se faire le protecteur de Jésus et interférer dans sa mission divine de sauver les hommes par ses souffrances et sa mort : « Arrière Satan, dit Jésus, tu me fais obstacle. » (Mat.16,23).
En premier lieu, la convoitise de la chair : « Si tu es Fils de Dieu, dis à ces pierres de se changer en pains… L’homme ne vit pas seulement de pain, de répondre Jésus, mais de tout ce qui sort de la bouche de Yahvé ». (Dt. 8, 2-5) Comment traduire pour notre temps ? Ne vivre que pour les intérêts matériels, les soucis de ce monde, le tout symbolisé par l’abandon du jeûne, et ne trouver que peu de temps pour nourrir son âme du vrai Pain de vie ou se mettre à l’écoute du Maître comme notre « Maître à penser ».
Puis la convoitise des yeux : « Je te donnerai toute cette puissance et ces royaumes, si tu te prosternes devant moi … Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et lui seul, » de répliquer Jésus, s’inspirant de Dt.6,13. Pour nous, l’équivalent serait de refuser de vivre toute situation d’impuissance, laisser tomber les gants, baisser les bras devant les échecs et n’ambitionner que le succès à tout prix. L’aumône, vieille pratique quadragésimale, pourrait nous permettre de mieux comprendre le monde en nous mettant à égalité avec lui, apôtre de la justice et de la paix que nous devrions être, pour rendre ce monde meilleur.
Enfin, l’orgueil de l’esprit : « Jette-toi en bas… Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Le culte des idoles dans notre existence, même si nous n’avons jamais pris conscience d’adorer une autre divinité que Dieu seul. Il serait impossible d’énumérer toutes ces idoles tant elles sont nombreuses et pourtant si belles, ce qui atténue quelque peu notre responsabilité (Sag.13,1-9). La prière au cours du Carême l’antidote pourrait corriger toutes formes d’idolâtries en nous prosternant devant l’Invisible, l’Ineffable, le Dieu de nos Pères.
L’histoire nous a fait revivre, au siècle dernier, l’évangile des tentations : la Russie a cherché à nourrir l’humanité sans s’embarrasser des moyens, les USA se sont montrés prêts à toute démesure par amour du prestige et Mao a tenté d’instaurer un nouveau Royaume au prix d’un total asservissement. Pareils dangers nous menacent toujours individuellement et collectivement.
« Arrière Satan ! »