Aller au-delà
Je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. A celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre. A celui qui te prend ton manteau, laisse prendre aussi ta tunique. Donne à quiconque te demande, et ne réclame pas à celui qui te vole. Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance pouvez-vous attendre ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance pouvez-vous attendre ? Même les pécheurs en font autant. Si vous prêtez quand vous êtes sûrs qu’on vous rendra, quelle reconnaissance pouvez-vous attendre ? Même les pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Dieu très haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés. Donnez, et vous recevrez : une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans votre tablier ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous. »
Commentaire :
Le secret du bonheur selon Dieu proclamé dimanche dernier et le précepte de la charité, ce dimanche, sont comme les deux faces d’une même réalité et d’une même vie. Pour aimer, est requis une liberté intérieure qui dégage de tout. La parole de Dieu en ce jour nous atteint en des situations concrètes, elle devient « Loi de sainteté ». Cette Parole, si contraignante qu’elle nous paraisse, est l’être même de Dieu qui se révèle par des hommes dans la foulée de l’humanité dont s’est revêtu le Christ. « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus », écrivait Paul aux Philippiens (2, 5+). « Vous connaissez la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, comment de riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir de sa pauvreté. » (2 Co. 8,9) Messagers de Dieu, les apôtres et les prophètes traduisaient pour les contemporains ce que Dieu lui-même voulait leur signifier en des situations concrètes. Cette Parole divine, exprimée par des messagers humains, n’est pas l’expression d’une sagesse qui s’inscrit dans l’évolution de la pensée humaine et dont elle peut être comme un sommet ; on ne découvre pas la foi au cœur des expériences humaines. Vivante est cette Parole de Dieu, elle se révèle en progression continuelle. Elle n’est pas le produit d’adaptations humaines à une loi de sainteté. Cela pourrait convenir quand il s’agit de lois rituelles. Le Christ est venu non pas détruire la Loi, mais la parfaire : « On vous dit… moi je vous dis » (Mat. 5,38-42). Il ne s’agit point d’une condamnation du passé, mais d’une nouveauté, d’un progrès, d’un approfondissement des exigences de la sainteté. Nous éviterons ainsi le pur légalisme, cette conformité à la lettre d’une loi, source d’apaisement pour tant de consciences de nos jours, forme de moralisme. Il s’agit au contraire de l’Esprit qui pousse sans cesse au-delà. C’est ainsi que toute vie s’inscrit non dans la fidélité à une loi, mais dans la communion sans cesse croissante à la vie même de Dieu.
Il faut bien s’entendre : quelques bribes de cette loi de sainteté retenus par l’évangéliste Luc ne sont pas à prendre à la lettre ; ils sont grossis à dessein et relèvent d’un genre paradoxal d’allure oriental. Si quelqu’un se faisait un devoir de respecter à la lettre cette façon d’agir, il risquerait de sombrer vraisemblablement dans une totale inefficacité et d’abonder dans le « fondamentalisme ». Une seconde gifle ne saurait empêcher la troisième, ni convertir l’assaillant à de meilleurs sentiments. Jésus lui-même n’a pas présenté l’autre joue (Jn.18, 23). De même en est-il de l’abandon du manteau. L’exemple est intensément biblique : il souligne une réclame de méchanceté caractérisée. Le manteau du pauvre constituait un bien inaliénable (Ex. 22, 25-26) ; se dépouillant ainsi de leur manteau, les fidèles jouent gagnant, revêtus qu’ils sont de la miséricorde divine. Et le commandement suivant pousse en ses derniers retranchements le principe de « ne pas résister au méchant ». Ainsi peut-on vaincre le mal par le bien (Rm. 12,2-13)
Cette morale prêchée par Jésus ne fait pas du disciple un souffre-douleur, elle l’élève au rang de fils du Royaume, elle fait de lui une vivante reproduction du Serviteur de Yahvé. (Is.42 ; 49 ; 50 ; 53) À l’amour qui sélectionnait le prochain et l’ennemi, Jésus oppose l’amour universel qui renverse toutes les barrières, abat toutes les frontières de clan, dépasse le ghetto religieux. L’attention du chrétien à son frère surtout nécessiteux ne connaît pas de limite. Telle était la pratique dans la communauté primitive, l’Église de la Pentecôte (Ac. 2,44-45 ; 9,36 ; 10 ,31)
Cet idéal à l’emporte pièce que propose l’évangile, ce dimanche, est la perfection même de Dieu, le « Dieu des miséricordes », traduit en langage humain. Le Royaume de Dieu se réalise dans nos relations humaines. Une fois encore, laissons-nous redire que Jésus n’est pas venu abolir la Loi ou les Prophètes, mais accomplir, porter à leur perfection. L’apôtre Jean parlera de commandement à la fois ancien et nouveau (1 Jn 2,7-8) : ancien si l’on se réfère à la Loi des bédouins du désert (Ex. 20+) ; nouveau en ce sens que Jésus par son humanité et l’exemple qu’il nous a laissé élimine toutes les barrières inhérentes à cette Loi. « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Le terme ne doit pas être compris comme une limite, mais comme expression de l’amour : cet amour doit s’étendre à tous, et le don de la vie en est l’expression la plus divine.
Aller jusque là, tel pourrait être le résumé de tout cet enseignement de Jésus tel que présenté par Luc à son Église de la Pentecôte, voire même aller au-delà.