Henri J.M. Nouwen est né aux Pays-Bas. Il a été ordonné prêtre en 1957. Après avoir enseigné la théologie aux universités d’Utrecht, Notre Dame (Indiana) Yale et Harvard, il a choisi de vivre avec des personnes handicapées mentales. Proche collaborateur de Jean Vanier, il est devenu pasteur de l’Arche Daybreak à Toronto. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages de spiritualité dont plusieurs on été traduits en français. Henri J.M. Nouwen est considéré comme l’un des guides spirituels les plus marquants de notre époque.
(Consultez nos archives (novembre 2006) pour la première partie de cet article)
La pratique de l’attente
Comment attendons-nous? Attendre en compagnie de notre famille et de nos amis est préférable à attendre seul. Attendre ensemble est plus humain, plus divin. L’un des plus beaux passages de la Bible commence ainsi : « En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élizabeth » (Luc 1, 39-56). Il s’agit du récit de la visite de Marie à Élizabeth, immédiatement après la promesse de l’ange lui annonçant qu’elle porterait un fils. Que s’est-il passé quand Marie a accueilli les paroles de la promesse? Elle s’est rendue chez Élizabeth. Comme pour Marie, quelque chose se produisait dans la vie d’Élizabeth. Mais de quelle façon tout cela allait-il être vécu?
Je trouve très touchante la rencontre de ces deux femmes. En effet, par leur rencontre, Marie et Élizabeth se sont mutuellement aidées à attendre. La visite de Marie a permis à Élizabeth de prendre conscience de ce qu’elle attendait. L’enfant a bondi d’allégresse en elle. Marie a confirmé l’attente d’Élizabeth. Puis Élizabeth a dit à Marie :
« Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira » (Luc 1, 45). Marie lui a répondu : « Mon âme exalte le Seigneur » (Luc 1, 46). Elle-même a été remplie de joie. Ensemble, ces deux femmes ont créé l’une pour l’autre un espace d’attente. Elles ont confirmé l’une pour l’autre qu’il se produisait dans leur vie un événement signifiant qui valait la peine d’être attendu
Voilà un modèle pour la famille et la communauté chrétiennes. La vie de famille et de communauté en est une de soutien, de célébration et de confirmation, où nous révélons ce qui germe déjà en nous. La visite de Marie à sa cousine Élizabeth est l’une des plus belles expressions bibliques de ce que signifie faire communauté, être ensemble, être rassemblés autour d’une promesse, confirmant ainsi ce qui se produit au milieu de nous.
Voilà également en quoi consiste la prière : prier, c’est se rassembler autour d’une promesse. Voilà aussi en quoi consiste la célébration : célébrer, c’est se lever et se réjouir de ce qui est déjà là. Voilà en quoi consiste l’eucharistie : vivre l’eucharistie, c’est dire « merci » pour le grain qui a été semé. C’est dire : « Nous attendons le Seigneur qui est déjà là. »
La famille est signifiante en ce qu’elle offre à chacun le lieu et le soutien nécessaires pour attendre ce que nous avons déjà entrevu. La communauté chrétienne est l’endroit où nous gardons vivante au milieu de nous la flamme de l’espérance, où nous la prenons au sérieux pour qu’elle puisse grandir et s’affermir en nous. Nous pouvons ainsi vivre avec courage, confiants que, ensemble, nous sommes habités par une puissance spirituelle qui nous permet de vivre dans le monde sans nous abandonner aux puissantes forces qui nous attirent vers le désespoir. Voilà pourquoi nous osons dire que Dieu est un Dieu d’amour, même quand nous voyons de la haine tout autour de nous. Voilà pourquoi nous pouvons affirmer que Dieu est le Dieu de la vie, même lorsque nous voyons la mort, la destruction et l’angoisse tout autour de nous. Nous l’affirmons ensemble. Nous nous le confirmons les uns aux autres. Attendre ensemble, nourrir ce qui a déjà commencé à germer en attendant son accomplissement, voilà le sens du mariage, de l’amitié, de la communauté et de la vie chrétienne.
Notre attente est toujours modelée par notre attention à la Parole de Dieu qui vient à nous si mystérieusement. Nous attendons en sachant que Quelqu’un veut nous parler. Une question demeure : sommes-nous là? Sommes-nous présents à notre adresse, prêts à répondre à la porte? Nous devons attendre ensemble pour nous aider les uns les autres à demeurer « chez nous » spirituellement; ainsi, lorsqu’il viendra, le Verbe pourra s’incarner en nous. C’est pourquoi le Livre de la Parole est toujours placé au milieu de ceux et celles qui se rassemblent. Nous lisons la Parole pour que la Parole puisse s’incarner en nous et devenir vie nouvelle.
Simone Weil, écrivaine juive, dit : « Attendre patiemment est le fondement de la vie spirituelle. » Lorsque Jésus parle de la fin des temps, il parle précisément de l’importance de l’attente. Il affirme qu’on se dressera nation contre nation, qu’il y aura des guerres, des tremblements de terre et de la misère. Les gens vivront dans l’angoisse et diront : « Le Christ est là! Non, il est ici! » Nombreux sont ceux qui seront troublés et plusieurs seront trompés. Mais Jésus nous dit : « Demeurez prêts, restez éveillés, à l’écoute de la Parole de Dieu; ainsi vous pourrez survivre à tout cela et vous tenir confiants devant Dieu, ensemble, en communauté » (voir Matthieu 24). Cette attitude d’attente nous permet de survivre spirituellement dans un monde très chaotique.
Dieu qui nous attend
Toutefois, toute attente n’est pas active comme celle de Zacharie et d’Élizabeth, de Marie, de Siméon et d’Anne, eux qui attendaient Dieu. Dans la passion et la résurrection de Jésus, nous reconnaissons Dieu qui attend. Ce deuxième aspect de l’attente influence profondément notre vie spirituelle. La fin de la vie de Jésus nous présente cette autre forme d’attente : Dieu y est révélé comme un Dieu qui attend. Commençons d’abord par une courte anecdote.
J’avais été invité à rendre visite à un ami très malade. Cet homme de cinquante-trois ans avait été, pendant toute sa vie, actif, utile, fidèle et créatif. De fait, très engagé socialement, il était profondément préoccupé par le bien-être des gens, en particulier des pauvres. À l’âge de cinquante ans, il apprend qu’il est atteint d’un cancer. Pendant les trois années qui suivirent, il est devenu de plus en plus handicapé par la maladie.
Quand je suis allé le rencontrer, il m’a dit : « Henri, me voici couché dans mon lit, et je ne sais même pas quoi penser du fait que je sois malade. Quand je réfléchis à ma vie, à mon identité, c’est toujours au plan de l’action, des choses que je peux faire pour les autres. Ma vie a de la valeur parce que j’ai été en mesure de faire beaucoup de choses pour beaucoup de gens. Et puis soudain, me voici, passif, sans pouvoir quoi que ce soit … S’il te plaît, aide-moi à voir cette situation autrement. S’il te plaît, aide-moi à réfléchir à mon incapacité de faire quoi que ce soit d’une façon qui ne me conduise pas au désespoir. Aide-moi à comprendre ce que signifie le fait que toutes sortes de gens me font des choses sur lesquelles je n’ai pas le moindre contrôle. »
En discutant avec lui, j’ai pris conscience qu’il se demandait sans cesse : « Qu’est-ce que je peux encore faire? » D’une manière ou d’une autre, mon ami avait appris à se considérer comme un homme dont la valeur dépendait uniquement de ce qu’il faisait. Malade, il conservait l’espoir que son état de santé s’améliorerait, ce qui lui aurait permis de reprendre ses activités. J’ai aussi pris conscience que cette façon de penser était sans issue : il était atteint d’un cancer et son état ne ferait qu’empirer. Bientôt il mourrait. Si l’esprit de mon ami dépendait autant de ce qu’il pourrait encore faire, qu’avais-je donc à lui dire?
Dans le contexte de ces réflexions, nous avons lu ensemble un livre intitulé The Stature e of Waiting de l’auteur britannique V. H. Vanstone. Dans cet ouvrage, Vanstone se penche sur l’agonie de Jésus au jardin de Gethsémani et sur le chemin qui l’a conduit à la croix. Je m’inspirerai de ce livre saisissant pour poursuivre ma réflexion sur l’attente. Il nous a aidés, mon ami et moi, à mieux comprendre ce que signifie passer de l’action à la passion.