Peut-on se passionner pour un pays ? En tout cas, après vingt ans chez les Kapsiki, du Nord-Cameroun, on n’en sort pas indemne ! On ne peut rester longtemps dans ce pays sans se remplir les yeux de sa lumière, de ses montagnes, sans se laisser séduire par ses paysans dont le genre de vie se concilie mal avec le monde moderne. Alors naît la connivence, où le cœur va plus loin que la raison, peut-être. On comprend les choses de l’intérieur en entrant dans l’humour si particulier de l’homme Kapsiki, cet humour qui rend la vie plutôt rude de ce montagnard, vraiment « humaine » et attachante.
Un premier chapitre dit la rencontre avec le pays. Le deuxième plante le décor. Mais, le décor, c’est la surface ; il faut des clés pour comprendre ce pays tellement loin du nôtre : c’est le troisième chapitre. Dans les chapitres suivants, après s’être arrêté aux grands événements de la vie au village, on essaie de restituer les travaux et les jours, la vie quotidienne souvent paisible mais parfois violente, puis on regarde comme le pouvoir et le savoir structurent la société.
Alors seulement l’Evangile qui nous tient peut être entendu. Très lentement, de petites communautés chrétiennes sont nées qui ont su intégrer la foi à leur vie paysanne. C’est l’objet du dernier chapitre. Ce livre témoigne que l’Evangile ainsi compris n’est du « plaqué » : il aide un peuple à grandir, en gardant la fierté de ses coutumes, mais aussi en l’ouvrant au monde.
L’expérience ici décrite couvre la période allant de 1961 à 1980/ D’une grande richesse d’observations, d’une profonde humanité, d’une belle écriture, cet ouvrage constitue une excellente introduction à la compréhension de la vie rurale dans les Monts Mandata du Nord-Cameroun.
Christiane Duriez, religieux Oblats de Marie, a passé 37 ans au Nord-Cameroun, dans le diocèse de Maroua-Mokolo. Chez les Kapsiki d’abord, puis chez les Mafa, les Mofou , enfin à Maroua même, capitale de l’Etrême-Nord Camerounais. Entré en 1997, Christian Duriez est actuellement en paroisse dans les quartiers nord de Marseille.
Incarnation ou volonté de puissance ?
La Mission vient de Jésus, de son être même. Dès le début de son ministère, il est perçu comme l’Envoyé de Dieu, le Messie. Venu anonymement se faire baptiser Jean-Baptiste, il se mêle à la foule des gens de son pays. Reconnu et suivi par les pauvres, il vit comme eux et suscite leur espérance, tout en n’excluant personne.
Mais dès le début aussi, Jésus est tenté par la volonté de puissance! Ce que Satan lui suggère au désert, n’est que la figure de ce que lui répéteront d’autres tentateurs, des hommes ceux-là. Les foules, ses ennemis lui demandant des signes, gages de son autorité, ses amis même, qui espèrent bien profiter de sa gloire. Jésus a refusé la puissance, et la violence, soeur de la puissance. Mais l’ambiguité dans la tête des gens ne ser levée qu’au jugement avant la mort sur la croix : « Mon Royaume n’est pas de ce monde ». Si telle fut l’alternative devant laquelle Jésus a été placé : incarnation ou puissance, comment s’étonner qu’au long de l’histoire de l’Eglise, les chrétiens aient été eux aussi confrontés au même choix: une Eglise « servante et pauvre », vivant dans le monde, admirant le travail de l’Esprit hors même de ses frontières, ou une Eglise puissante, rêvant de régir le monde, s’imposant au besoin par la force, faisant fi des cultures autres que celle où elle est née.
L’apôtre, veilleur ou berger ?
Rappelons qu’on ne peut réduire l’incarnation à une simple méthode d’évangélisation. Dans cette perspective, l’apôtre, berger délégué par le Christ, devrait s’efforcer de faire sortir les gens d’une bergerie, celle de la société animiste, pour les faire entrer dans une autre, celle de la société chrétienne. Pour ce faire, il se ferait brebis parmi les brebis pour mieux les récupérer et les introduire dans un nouveau système, réputé meilleur que l’ancien.
Il est important d’aller beaucoup plus loin. En réduisant l’incarnation de l’apôtre à une simple question de méthode, on risque de trahir l’Evangile. Ce serait grave… les religions non chrétiennes, en particulier l’animisme, apparaissent trop souvent comme une carrière dont on viendrait de toutes parts arracher les pierres, une par une, mais dont le seul avenir serait de fournir du matériau à d’autres constructions, ailleurs. Sur place, ne resteraient que la blessure au flanc de la colline, et le vide. C’est souvent ainsi que m’apparaît la façon dont on traite la religion traditionnelle.
Au milieu de l’ethnie qui lui a fait la grâce de l’accueillir, qui est l’apôtre ? Un veilleur, à la manière de Deli Kweru, un ancien chef de Sir, perpétuellement assis sur son kelunge, le rocher-observatoire qui domine le centre du village ?…. Il était là, vêtu d’une simple peau de cabri, bonnet « à rides » en tête et chasse-mouches à la main, à contempler l’immense vallée du Kwayaga, et son regard se perdait vers Dugwur, Maroua…
Oui, mais un veilleur ne bouge pas, il ne fait qu’observer… L’apôtre est-il alors un berger ? L’image est plus dynamique, mais il faut la dépoussiérer pas mal si on veut la dégager de ses relents paternalistes! En fait, l’apôtre est berger à la manière du Christ, tel qu’il se décrit lui-même dans le chapitre 10 de l’Evangile de Jean : « je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi,il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir ».
Quand on lit cela, on s’aperçoit que le Christ, berger et porte, laisse les brebis aller et venir. Il n’est pas la porte de la bergerie, mais des brebis, et il n’appelle pas les hommes à entrer dans un autre enclos pour se protéger du mal. Je cite ici ce qu’écrit le P. Dherbomez, omi, dans des notes inédites sur l’Evangile de Jean :
« Loin de calfeutrer ses brebis dans un protectionnisme anxieux, Jésus les invite à accéder à traers lui à une existence nouvelle dont lui-même a frayé la voie. Il brise les barrières étroites où nous enferment la solitude et la peur… Il opère la trouée vers la lumière et l’air libre. Donc le salut n’est pas défini comme une préservation des dangers extérieurs, mais bien plutôt comme un nouvel espace vital où chacun entrera et sortira et trouvera sa pâture.
Les brebis ne sont pas appelées à s’arrêter dans un lieu déterminé, à se réfugier dans une bergerie mieux conditionnée. Non, elles entrent, elles sortent, elles vont et viennent. Etre sauvé, entrer à travers Jésus, c’est poser le premier pas, c’est partir vers le grand large à la découverte, à la conquête de notre personnalité propre, c’est oser être nous-mêmes originaux.
L’humanité est prisonnière d’un tas de déterminismes : naître et mourir, produire pour consommer: boulot, métro, dodo et toujours recommencer. Est-ce que l’horizon de l’homme s’arrête à ce cercle étroit ? L’humanité est-elle condamnée à tourner en rond en attendant le naufrage final ? Y a-t-il une issue pour l’homme ?
C’est ici que Jésus intervient en nous disant que l’humanité n’est pas désespérement close sur elle-même. Devant elle s’ouvre un espace, un espace infini, une vie en avant. Et c’est là qu’il faut retrouver l’importance de l’attitude de l’Eglise, de chacun de nous quand nous sommes chargés de mission: faire ressentir aux gens que le chemin sur lequel ils marchent aujourd’hui, les réalités qu’ils vivent un chemin ouvert, qui n’est pas bouché… »
Ce qui est dit là est important. En s’inspirant du Christ, , quel sens aura la présence du chrétien, et particulièrement de l’apôtre qui s’efforce de venir habiter parmi eux » ?
En entrant dans le système clos de la coutume, l’apôtre sentira de l’intérieur à la fois tout ce que la coutume comporte de vie, de sagesse, de vision équilibrée du moinde, mais aussi tout ce qui en elle opprime l’homme: les peurs, l’égalitarisme… Venant lui-même de la modernité, il en saura aussi les possibilités et les limites. Il pourra, avec ses faibles moyens, aider à libérer la coutume et la modernité pour que l’homme, Kapsiki, Mafa ou autre, puisse marcher vers « l’homme possible ». Aider l’homme, animiste, chrétien ou musulman, à rester lui-même tout en devenant autre! Libre de lui-même, l’apôtre se fera libérateur.
Ainsi le Kapsiki ne sera plus sommé de quitter sa tradition pour devenir un homme de son temps. Critique de sa coutume comme de la modernité, il ne verra plus de fatalités qui l’enferment, tant les interdits traditionnels que la corruption et autres chancres de la vie d’aujourd’hui. Chrétien, musulman, animiste, il aura trouvé un chemin de liberté. C’est ainsi que l’incarnation de l’apôtre prend tout son sens.