Mémoires de Nicodème
Lorsque Jésus comparut devant Pilate, celui-ci l’interrogea : «Es-tu le roi des Juifs?» Jésus lui demanda : «Dis-tu cela de toi-même ou bien parce que d’autres te l’ont dit?» Pilate répondit : «Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et les chefs des prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait?»
« Jésus déclara : «Ma royauté ne vient pas de ce monde ; si ma royauté venait de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Non, ma royauté ne vient pas d’ici.» Pilate lui dit : « Alors tu es roi?» Jésus répondit : «C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix».
Commentaire :
« La mise en accusation chez Caïphe, le grand-prêtre, avait été rude. Tout le sanhédrin était présent ainsi que les scribes. Moi-même, à titre d’Ancien et de notable, je m’y trouvais, mêlé à la foule. Un jour, il y a bien deux ans passés, on avait cherché à le faire mourir; je me suis alors porté à sa défense dans un plaidoyer qui avait eu l’heure de soulever la colère de mes pairs : « Est-ce que notre Loi juge l’homme sans d’abord l’avoir entendu et pris connaissance de ses faits et gestes». Cela m’avait valu la réprobation de mes collègues : « Est-ce que toi aussi, tu serais de Galilée? Scrute et vois si un prophète peut venir de la Galilée». (Jn. 7:50)
Nous étions donc rassemblés en nombre chez Caïphe, le grand-prêtre, et les témoignages portés contre l’accusé se contredisaient. Son silence imperturbable rendait la mise en accusation plus difficile encore. A bout de patience, Caïphe lui demanda : «Es-tu le Christ, le Fils du Béni?» L’accusé répondit : «Je le suis». Alors Caïphe, d’un geste théâtral comme seul il savait en poser, déchira ses vêtement et s’écria : «Cet homme a blasphémé, il mérite la mort» (Mc. 14:61-64).. La scène qui suivit ne mérite pas d’être racontée parce que elle montrerait les miens sous un jour à peine descriptible : crachats, gifles et insultes de tout genre pleuvent sur l’accusé Pieds et mains liés comme un dangereux malfaiteur, on le conduit à Pilate. Le jour à peine se levait, mais comme nous étions à la veille du sabbat, il fallait hâter le procès et précipiter la condamnation. Tous voulaient sa tête, c’était l’évidence même, sauf moi peut-être qui entretenait des sentiments tellement contradictoires à son sujet..
Je l’avais admiré cet homme. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche, comme on dit, tout son être reflétait la bonté, la cordialité, la tendresse, l’amour… Sans doute, nous avait-il, Juifs et membres du sanhédrin, souvent invectivés en raison de nos lenteurs à croire et de nos contestations piégées dans lesquelles nous tentions de le prendre, voire même de nos hypocrisies. Et ce n’était pas sans raison.
Une nuit, j’étais allé discuter avec lui. Je ne voulais surtout pas que mes pairs me voient en sa compagnie. Il m’avait accueilli cordialement et enluminé notre longue conversation de quelques brins d’humour. J’en étais sorti profondément remué. Mais je me demandais plus que jamais si je devais croire en lui… Il me faudrait abandonner tant de choses ! “Si tu veux me suivre, avait-il répété, va, vend tout ce que tu as… puis viens et suis-moi».
Je reprends le récit où je l’avais laissé… Pilate, dérangé dans ses habitudes, cela se voyait bien, nous reçut avec hargne et mépris. «Quelle accusation portez-vous contre cet homme?» nous avait-il demandé. Il aurait tant souhaité, le gouverneur de la Judée, ne pas se mêler à cette affaire et s’en laver les mains ; cela sentait mauvais, lui avait fait confié sa femme. «Prenez-le et jugez-le selon votre Loi». Mais précisément notre Loi et les accusations portées ne pouvaient suffire à le faire condamner. Les faits dont on accablait l’accusé n’étaient pas de nature criminelle, et aucun d’entre nous voulait porter ce procès sur la conscience. Pilate, avec toute son arrogance pour notre peuple, posa alors une question piège : «Tu es le roi des Juifs?» Il espérait, ce faisant, nous dresser les uns contre les autres, si pourtant d’aucun d’entre nous croyait encore en lui.
Personnellement, l’idée de son Royaume et de sa royauté avait connu en moi un long et pénible cheminement. Toute l’Écriture et l’histoire ancienne vinrent alors me hanter.
L’idée d’un roi des Juifs avait toujours signifié à mes yeux comme un divorce. La demande par nos ancêtres d’un roi à Samuel, alors juge en Israël (1 Sam. 8: 1+) avait été à l’origine de nos infidélités nationales. Mais le Seigneur Yahvé avait répondu au vieillard tout chagrin de cette tentation d’en finir avec la domination divine : «Rends-toi à tout ce que demande ce peuple, car ce n’est pas moi qu’ils rejette quand il ne veut plus que je règne sur lui. Il en est ainsi depuis sa sortie d’Égypte. Seulement tu les préviendras : le roi qui va régner sur vous aura des droits sur vous tous.». Dieu se doutait bien ! que son peuple allait retourner à ses veaux d’or : argent, honneur, gloire, etc… Et je compris que le règne d’Hérode, après tous les précédents occupants, était une fois encore la conséquence de ce divorce.
Revenons à l’accusé. On raconte à son sujet, qu’aux premiers jours de sa naissance à Bethléem , Hérode prit peur lorsque des Mages venus d’orient lui demandèrent : «Où est le roi des Juifs qui vient de naître?» Et comme les Mages n’étaient pas revenus lui rendre compte, Hérode était entré dans une grande colère et avait fait périr tous les enfants nouveaux-nés de Bethléem et des environs.
«Es-tu le roi des Juifs?» demanda une seconde fois Pilate. La question n’était pas insolite. Tout au cours de sa vie publique et de ses enseignements, l’accusé Jésus n’avait cessé de parler d’un Royaume comme d’une réalité imminente (Mc 1:15 et Mt.3:2), voire même que c’était son Royaume. C’est pourquoi, précisa-t-il un jour : «Mon royaume n’est pas de ce monde» (Jn 18:36). Pareilles affirmations ne pouvaient laisser indifférents les chefs du pays. Il avait bien tenté par ses paroles d’en minimiser l’impact : le Royaume de Dieu est en vous (Luc 17:21), mais le thème du Royaume revenait si souvent sur ses lèvres et semblait tellement lui tenir à cour que nous étions venus à considérer la réalité comme présente. Nos chefs alors avaient pris ombrage, mais ne savaient trop par quel moyen contrer son influence croissante. Le grand prêtre ainsi que les Anciens soucieux de maintenir la paix avec l’envahisseur, les Romains, tentaient par tous les moyens de briser son emprise, mais, lui, ne cessait d’en faire l’annonce à temps et à contretemps, par monts et par vaux (Lc. 4:43). Nul n’avait pourtant de quoi craindre.
Ce n’était pas une révolution que l’accusé Jésus annonçait, il en parlait toujours en le comparant au figuier à l’approche de l’été : des bourgeons éclatent, puis des feuilles d’un vert tendre et des fruits. Pour lui, ce Royaume ne pouvait être constitué que de pauvres, de pacifiques, de gens humbles et miséricordieux ; nul violence, fracas (Luc 17:20) ou sévérité ne pouvait en ouvrir les portes. Ce Royaume, tant de fois annoncé par l’accusé, c’était un changement dans la condition humaine et sa venue devait coïncider avec le surgissement d’un nouveau type d’homme. Il m’en avait confié le secret, cette nuit que je passai avec lui, mais je ne compris pas ce qu’il voulait dire : «Nul, à moins de renaître d’en haut, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu… Le vent souffle où il veut, tu entends sa voix mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va». J’étais demeuré perplexe devant ce langage. «Comment, tu es maître en Israël et tu ignores ces choses», m’avait il lancé en boutade. «Si tu ne crois pas quand je te parle des choses de la terre, comme croiras-tu lorsque je te parlerai des choses du ciel?». J’étais complètement désarçonné. Et il avait ajouté ce mot que je n’oublierai de si tôt : «Oui! Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son fils dans le monde pour condamner le monde, mais que le monde par lui soit sauvé. Qui croit en lui n’est pas condamné… Le jugement le voici : La lumière est venu dans le monde et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière»… (Jn. 3: ). Et nous allions condamner cet homme venu nous sauver, ce roi venu nous aimer au prix de sa vie et redonner à notre pauvre vie humaine un nouveau souffle..
Plus intense que les huées de la foule excitée par les Anciens, il me sembla alors entendre au plus profond de mon cour, venue des siècles lointains, la voix du prophète : «Ainsi parle Yahvé : je me rappelle l’affection de ta jeunesse, l’amour de tes fiançailles : tu me suivais au désert, sur la terre qui n’est pas ensemencée. Israël était le bien sacré de Yahvé, les prémices de sa récolte ; quiconque en mangeait devait le payer, il lui arrivait malheur. . En quoi vos pères m’ont ils trouvé déloyal pour s’être éloignés de moi, à la poursuite de la Vanité… Au lieu de dire : Où est celui qui nous a fait monter d’Égypte et nous a dirigés à travers le désert, dans une terre aride et ravinée, terre de sécheresse et de ténèbres, terre que nul ne parcourt, où nul homme ne se fixe… Une nation changent-elles de dieux? Et mon peuple a échangé sa Gloire contre l’Impuissance. C’est un double méfait que mon peuple a commis : ils m’ont échangé moi, la source d’eau vive pour se creuser des citernes lézardées qui ne retiennent pas l’eau»…(Jérémie 2.)
Discrètement, je m’étais retiré de la foule, j’avais comme fui ce procès inique où l’on accusait ce Jésus d’être Roi, roi des Juifs mais davantage roi des pauvres, des pacifiques… En l’espace de quelques heures, tout mon esprit semblait bouleversé et mon cour trituré comme grains de blé. Allais-je un jour devenir froment offert en pâture à celui qui nous avait tant aimés et dont nous avions rejeté la royauté d’amour sur nos vies?…
Es-tu le roi des Juifs? Pour moi, la question est davantage : es-tu celui qui règne dans mon cour et sur mon esprit ? »
Vous, qui dites-vous que je suis …