Henri J.M. Nouwen est né aux Pays-Bas. Il a été ordonné prêtre en 1957. Après avoir enseigné la théologie aux universités d’Utrecht, Notre Dame (Indiana) Yale et Harvard, il a choisi de vivre avec des personnes handicapées mentales. Proche collaborateur de Jean Vanier, il est devenu pasteur de l’Arche Daybreak à Toronto. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages de spiritualité dont plusieurs on été traduits en français. Henri J.M. Nouwen est considéré comme l’un des guides spirituels les plus marquants de notre époque.
Depuis plusieurs années, je suis préoccupé par un aspect qui m’apparaît important dans notre vie: la spiritualité de l’attente. J’y réfléchis et je me demande ce que l’attente peut signifier dans le contexte de notre vie spirituelle.
Je prends conscience que lorsqu’on réfléchit sur l’attente d’un point de vue spirituel, deux points de départ sont possibles: notre attente de Dieu et celle de Dieu qui nous attend. Nous attendons. Dieu attend. Le début de l’évangile de Luc propose des éléments qui me permettront de soutenir ma réflexion sur notre attente de Dieu. Quant aux derniers chapitres du même évangile, ils fourniront l’arrière-plan de ma réflexion sur Dieu qui attend.
Le récit de la naissance de Jésus nous présente cinq personnes qui attendent: Zacharie et Élizabeth, Marie, Siméon et Anne. Le récit de la mort et de la résurrection de Jésus nous révèle un Dieu qui attend.
Notre attente de Dieu
Dans notre vie personnelle, l’attente n’est pas considérée comme un passe-temps très populaire. Attendre n’est pas quelque chose que nous anticipons ou dont nous faisons l’expérience avec bonheur et joie. De fait, la plupart d’entre nous considérons l’attente comme une perte de temps. Peut-être parce que la culture dans laquelle nous vivons nous dit: « Allez-y ! Faites quelque chose ! Montrez que vous êtes en mesure de changer les choses! Ne restez pas là à attendre ! » Pour nous et pour bien des gens, attendre est donc comparable à un désert stérile entre là où nous sommes et là où nous voudrions être. Un tel désert est loin de nous plaire. Nous voulons en sortir et faire quelque chose de valable.
Parce que notre époque est caractérisée par la peur, l’attente est encore plus difficile. En effet, la peur est l’une des émotions les plus envahissantes dans l’atmosphère qui nous entoure. En tant que peuple, nous avons peur — peur des autres peuples qui pourraient être différents, peur de sentiments intérieurs ou inconfortables, peur aussi d’un avenir inconnu. En tant que personnes dominées par la peur, nous avons de la difficulté à attendre, la peur nous poussant à quitter l’endroit où nous nous trouvons. S’il nous est impossible de fuir, il se peut que nous choisissions plutôt de nous battre. Nous sommes conscients des nombreux gestes de destruction qui naissent de la peur qu’on nous fasse du mal.
En élargissant l’horizon — les personnes et les peuples ne sont pas les seuls à avoir peur, les communautés et les nations aussi ont peur qu’on leur fasse du mal — on comprend encore plus clairement combien il est difficile d’attendre et combien il est tentant de passer à l’action. De là naît l’attitude consistant à « frapper le premier » dans les relations interpersonnelles. Ceux et celles qui vivent dans un monde de peur ont davantage tendance à répondre par des gestes agressifs, hostiles et destructeurs. Plus nous avons peur, plus il nous est difficile d’attendre. Voilà pourquoi l’attente est une attitude si impopulaire pour tant d’entre nous.
Je suis fasciné de constater que tous les personnages apparaissant dans les premières pages de l’évangile de Luc attendent. Zacharie et Élizabeth attendent. Marie attend. Siméon et Anne, présents au Temple lorsque Jésus y est conduit, attendent. Le premier récit de l’ensemble de la Bonne Nouvelle est rempli de personnes qui attendent. Et dès le début, tous ces gens entendent, d’une manière ou d’une autre, les paroles: « N’ayez pas peur. J’ai quelque chose de bon à vous dire. » Ces paroles signifient que Zacharie, Élizabeth, Marie, Siméon et Anne attendent tous qu’un événement nouveau et bon survienne dans leur vie.
Approchons-nous d’eux et tentons de voir ce qu’ils peuvent nous apprendre sur la spiritualité de l’attente. Qui sont-ils et que craignent-ils ? En plus d’être aimés de Dieu, ne sont-ils pas également les représentants du peuple d’Israël qui attend ? Les psaumes sont remplis de ce type d’attente: « J’attends le Seigneur, j’attends de toute mon âme et j’espère en sa parole. Mon âme désire le Seigneur, plus qu’un veilleur ne désire l’aurore. Israël, mets ton espoir dans le Seigneur, car le Seigneur dispose de la grâce et, avec largesse, du rachat » (Psaume 130, 5-7). « J’attends le Seigneur, j’attends de toute mon âme. » Ce thème résonne dans l’ensemble des Écritures.
Mais tous les habitants d’Israël ne vivent pas dans l’attente. En effet, on peut affirmer que les prophètes ont critiqué le peuple qui, au moins en partie, accordait toute son attention à ce qui allait se produire. L’attente devint finalement l’attitude du petit reste d’Israël, de ce petit groupe d’Israélites restés fidèles. Le prophète Sophonie dit: « Je maintiendrai au milieu de toi un reste de gens humbles et pauvres; ils chercheront refuge dans le nom du Seigneur. Le reste d’Israël ne commettra plus d’iniquité; ils ne diront plus de mensonge, on ne surprendra plus dans leur bouche de langage trompeur « (Sophonie 3, 12-13). Ce sont les fidèles du reste purifié qui attendent. Élizabeth, Zacharie, Marie, Siméon et Anne font partie de ce petit reste. Ils ont été capables d’attendre, d’être attentifs et de vivre dans l’attente.
Examinons maintenant la vie de ces hommes et de ces femmes afin d’y découvrir la nature de leur attente et de quelle façon ils attendent. Nous tenterons de voir avec eux comment leur attente ressemble à la nôtre et comment nous sommes appelés à attendre avec eux.
La nature de l’attente
Dès les premières pages de l’Évangile, les gens qui attendent le font avec le sentiment qu’une promesse sera accomplie : « Zacharie, […] ta femme Élizabeth t’enfantera un fils » (Luc 1, 13); « Marie […] voici que tu vas être enceinte, tu enfanteras un fils » (Luc 1, 31). « II lui [Siméon] avait été révélé par l’Esprit saint qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur » (Luc 2, 26). Tous ceux qui attendent ont reçu une promesse qui leur a donné le courage d’attendre. Quelque chose leur a été donné et est à l’œuvre en eux, une semence qui a commencé à grandir.
Cela est très important pour nous. En effet, pour que nous puissions attendre nous aussi, ce que nous attendons doit avoir déjà commencé à exister. L’attente n’est jamais un mouvement qui consiste à passer de rien à quelque chose. Elle est toujours un mouvement de quelque chose à quelque chose de plus. Zacharie, Élizabeth, Marie, Siméon et Anne vivaient d’une promesse. Cette promesse les nourrissait, leur permettant de rester là où ils étaient. Grâce à leur attente, la promesse était en mesure de se dévoiler progressivement et de se réaliser en eux et à travers eux.
Deuxième caractéristique: leur attente est active. La plupart d’entre nous considérons l’attente comme quelque chose de très passif, comme un état désespéré déterminé par des événements qu’on ne peut aucunement maîtriser. L’autobus est en retard? Nous n’y pouvons rien; nous devons donc nous asseoir et attendre. Nous pouvons facilement comprendre l’irritation ressentie par les gens à qui l’on dit : « Attendez. » De telles paroles poussent à la passivité.
Une telle passivité est cependant absente des Écritures. Ceux et celles qui attendent très activement. Ils savent que ce qu’ils attendent proviendra de la terre qu’ils foulent. C’est là un secret utile pour notre propre attente. En effet, attendre avec la conviction qu’une semence a déjà été plantée et que quelque chose a déjà commencé à germer, voilà qui modifie notre façon d’attendre. L’attente active suppose que nous soyons vraiment conscients du moment présent, convaincus que quelque chose est en train de se produire là où nous sommes et que nous souhaitons en faire partie. La personne qui attend est consciente du moment présent, convaincue que c’est le moment.
Zacharie, Élizabeth, Marie, Siméon et Anne étaient conscients du moment présent. C’est pourquoi ils ont pu entendre l’ange. Ils étaient alertes, attentifs à la voix qui leur parlait: « Ne crains pas. Quelque chose est en train de se produire dans ta vie. Sois attentif. »
La personne qui attend est patiente. Être « patient » suppose que nous acceptions de rester là où nous sommes et de vivre pleinement notre situation, convaincus que quelque chose de caché nous sera révélé. Vivre patiemment, c’est vivre activement dans le présent et attendre. Les gens impatients s’attendent à ce que des choses importantes se produisent ailleurs; ils souhaitent donc s’échapper de leur situation actuelle et aller ailleurs. Mais les gens patients osent rester là où ils sont. L’attente n’est donc nullement passive. Elle suppose que nous aidions à faire grandir ce qui a déjà germé en nous.
Mais il y a plus. L’attente est sans fin déterminée. Nous avons de la difficulté à vivre une attente d’une durée non déterminée. En effet, nous avons tendance à attendre les choses que nous désirons obtenir, en ignorant si nous pourrons les avoir et quand nous les obtiendrons. Cela n’est pas concret. Notre attente est en grande partie remplie de désirs : « J’aimerais avoir un emploi. J’aimerais que le temps soit plus beau. J’aimerais que la douleur disparaisse. » Nous sommes remplis de désirs, et notre attente est facilement prisonnière de ces désirs. Nous souhaitons que l’avenir prenne une certaine direction et si cela ne se produit pas, nous sommes déçus et nous pouvons même glisser dans le désespoir. Quelle sera ma vie si je n’obtiens pas les choses que je désire ? L’une des raisons pour lesquelles nous avons tant de difficulté à attendre est que nous voulons faire advenir les événements souhaités afin de satisfaire nos désirs. Nous prenons ici conscience que nos désirs sont liés à nos peurs, et que la peur même nous empêche d’attendre avec un esprit ouvert. C’est pourquoi une grande partie de notre attente ne se déroule pas dans cet état d’esprit. Notre attente est plutôt une façon de maîtriser notre avenir.
Mais Zacharie, Élizabeth, Marie, Siméon et Anne n’étaient pas remplis de désirs. Ils étaient remplis d’espérance. Leur espérance était bien différente. Elle reposait sur l’assurance que viendrait l’accomplissement non pas seulement de leurs désirs, mais des promesses de Dieu. L’espérance implique toujours une ouverture.
Imaginons seulement ce que Marie voulait dire à l’ange Gabriel par ses paroles : « Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu me l’as dit » (Luc 1, 38). Elle ajoutait : «J’ignore ce que tout cela signifie, mais j’ai confiance en Dieu, j’ai confiance en toi, et je crois que ce qui se produira sera bon. » Elle croyait si profondément que son attente incluait toutes les possibilités. Elle croyait que si elle écoutait attentivement, elle pouvait se fier à ce qui allait se produire.
Il m’est apparu très important dans ma propre vie de tenter d’abandonner mes désirs et de vivre dans l’espérance. Je prends conscience que lorsque je choisis d’abandonner mes désirs parfois insignifiants et superficiels, confiant que mon existence est précieuse et signifiante aux yeux de Dieu, il se produit dans ma vie quelque chose de tout à fait nouveau, bien au-delà de mes propres attentes.
Attendre avec ouverture d’esprit et espérance, c’est avoir une attitude extrêmement radicale envers la vie. C’est choisir d’espérer que ce que nous vivrons dépassera de beaucoup tout ce que nous pouvons imaginer. C’est abandonner la maîtrise de notre avenir et permettre à Dieu de définir notre vie. C’est vivre convaincus que Dieu nous façonne dans l’amour, qu’il nous entoure de tendresse et qu’il nous éloigne des sources de notre peur.
Notre vie spirituelle est faite d’attente: attentifs au moment présent, nous attendons que se produisent pour nous des choses qui dépasseront tout ce que nous pouvons prévoir ou imaginer. C’est là une position très radicale à l’égard de la vie dans un monde obsédé par la maîtrise de tout.
(Suite de cet article : Janvier 2007. Consultez nos archives)