Né aux Pays-Bas, Henri J.M. Nouwen a connu une brillante carrière universitaire aux Etats-Unis avant de devenir aumônier d’une communauté de l’Arche, au nord de Toronto. Conférencier réputé et apprécié, il était également l’auteur de nombreux volumes publiés en plusieurs langues. Il est décédé subitement en septembre 1996.
Quand je pense aux pauvres, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’hommes et de femmes marchant sur le bord du chemin, chargés de lourds fardeaux. Je les revois très tôt le matin, marchant en direction du marché ou des champs, espérant vendre ou acheter quelque chose, trouver du travail ou peut-être rencontrer quelqu’un qui leur donne assez pour survivre un jour de plus. Je me rappelle m’être senti coupable d’être bien assis dans une voiture alors que tant de gens marchaient, parfois pieds nus, parfois dans des sandales usées.
Je les ai vus marcher sur les routes poussiéreuses de Bolivie, du Pérou et du Guatemala. Avec les yeux de mon cœur, je les vois encore. Les pauvres marchent sur les routes secondaires de notre monde, transportant de très lourds fardeaux, tentant de survivre.
Je n’ai jamais beaucoup marché. J’ai toujours pu compter sur des avions, des trains, des voitures ou des autobus pour me conduire d’un endroit à un autre. Mes pieds n’ont jamais beaucoup foulé la poussière du sol ; j’ai toujours pu compter sur des roues pour me rendre la vie plus facile. Dans mon monde, peu de gens marchent. Il est même parfois difficile de trouver une personne en bordure de la route pour demander des indications. Dans mon monde, les gens vont d’un endroit à un autre enfermés dans leur cabine roulante, écoutant leur musique préférée et, seulement à l’occasion, rencontrant d’autres personnes dans des stationnements, des supermarchés ou des comptoirs de restauration rapide.
Mais Jésus marchait, et il marche encore. Il marche de village en village et, en marchant, il rencontre les pauvres. Il rencontre les mendiants, les aveugles, les malades, les endeuillés et ceux qui ont perdu espoir. Il demeure très près de la terre. Il sent la chaleur du jour et la fraîcheur de la nuit. Il connaît le gazon qui se fane et se flétrit, la terre rocailleuse, les arbustes épineux, les arbres stériles, les fleurs des champs et les riches récoltes. Parce qu’il marche tant, il les connaît et sent dans son corps la rigueur et la vitalité des saisons. Il écoute attentivement les personnes avec qui il marche et leur parle avec l’autorité d’un vrai compagnon de route. IL est sévère bien que miséricordieux, franc bien que très doux, exigeant bien que prêt à pardonner, inquisiteur bien que très respectueux. Il coupe profondément, mais avec les mains d’un guérisseur ; il sépare, mais uniquement pour laisser pousser ; il rejette, mais toujours pour permettre l’affirmation. Jésus est intimement lié à la terre qu’il foule. Il observe les forces de la nature ; il apprend d’elles, les enseigne et révèle que le Dieu créateur est celui-là même qui l’a envoyé annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, rendre la vue aux aveugles et aux prisonniers la liberté.
Les pauvres qui marchent sur les routes et à travers les déserts et les endroits sauvages de ce monde m’appellent à l’humilité – du mot latin humus, qui signifie terre. Je dois rester proche de la terre. J’ai souvent la tête dans les nuages, rêvant d’un monde meilleur. Mais jamais mes rêves ne porteront fruit si je ne garde les yeux tournés vers la terre et vers ces gens qui marchent sur leurs routes longues et pénibles, et qui m’invitent à les accompagner. Mais que signifie marcher avec les pauvres ? Cela signifie reconnaître ma propre pauvreté : ma profonde blessure intérieure, ma fatigue, mon impuissance, ma finitude. C’est là que je suis en lien avec la terre, là que je suis vraiment humble. Oui, c’est là que je deviens solidaire de tous ceux et celles qui marchent sur la terre. C’est là que je découvre que je suis, moi aussi, aimé, personne fragile et chère.
Avant d’entrer dans sa passion, « sachant qu’il est sorti de Dieu et qu’il va vers Dieu, Jésus prend un linge et commence à laver les pieds des disciples » (Jn 13, 3-5). Le Verbe s’est fait chair pour laver mes pieds fatigués. Il me touche précisément là où je touche le sol, là où la terre est liée à mon corps tendu vers le ciel. Il s’agenouille, prends mes pieds dans ses mains et les lave. Puis il me regarde et, quand nos yeux se croisent, il dit : « comprends-tu ce que j’ai fait pour toi ? si je t’ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, tu dois laver les pieds de tes frères et sœurs » (Jn 13, 13-14).
Pendant que je marche sur cette route longue et difficile qui conduit à la croix, je dois m’arrêter en chemin pour laver les pieds de mes compagnons. En m’agenouillant devant mes frères et sœurs, en leur lavant les pieds et en les regardant dans les yeux, je découvre que c’est à mes frères et sœurs qui marchent à mes côtés que je dois de pouvoir moi-même marcher.