Quand tout reprend son élan et son vol, quand les rêves et les tâches nous tiennent, avec les devoirs et leçons du quotidien, n’y a-t-il pas risque de nous perdre de vue? D’aller sans repères et sans boussole pour un voyage vertigineux? Jusqu’à en oublier de vivre? Pour avoir négligé cette douce et simple et essentielle attention à soi qui nous donnerait d’être heureux, attentifs et tout entiers présents, investis pleinement dans les relations que nous vivons.
L’Évangile de Marc, de dimanche en dimanche, nous invite au don de nos propres vies à l’autre. Un appel constant à l’humilité, à l’accueil de Dieu et des autres, jusque dans le service du plus petit. Comment faire pour que cette mise en oeuvre ne vienne pas nous détruire? Comment gérer ce paradoxe? Comment répondre à cet appel qui crée en nous une tension? Où nous sommes placés sous l’effet de deux requêtes apparemment incompatibles : être occupé de soi et se bien occuper aussi de l’autre? Comment tenir ensemble les deux orientations?
En fait, pour arriver à être avec les autres, utiles aux autres, ne nous faut-il pas d’abord vivre au cœur de soi? Vivre avec soi intensément pour être réellement avec les autres? Mais comment faire pour que les soins que nous nous donnons ne soient pas volés aux autres?
Et si c’était d’abord une affaire de discipline personnelle? Vivre une systématique et bien légitime réserve pour soi, du temps gardé pour soi, un espace protégé à maintenir à tout prix. En acceptant que certains lieux soient par nous seuls fréquentés. En recourant aux humbles et simples moyens que sont l’écriture, la marche, la méditation, le silence, le recueillement. En faisant l’indispensable effort de nous arrêter et de nous dire à nous-mêmes. Pour élaborer lentement un discours intérieur sur soi-même en appel de soi et de l’Autre. En vivant toute amitié offerte comme une grâce unique. Qui nous dise et nous fasse nous retrouver. Qui nous apprenne le secret de l’autre et lui livre le nôtre. La fidélité à de vieilles amitiés ne fait-elle pas des liens en nous qui nous empêchent de nous perdre dans l’instant d’une nouvelle rencontre, qui nous font garder le fil de notre histoire, au profit d’une conscience plus vive de notre cheminement personnel et d’une intériorité plus habitée. Pour qu’enfin nous puissions totalement nous projeter dans la rencontre. Pour accueillir l’autre en soi. Et nous donner totalement à lui jusqu’à nous perdre… et nous retrouver en plus parfaite communion avec la Vie dans l’Amour.
Jacques Marcotte, o.p.