2 Pasteur d’Israël, écoute,
toi qui mènes Joseph comme un troupeau;
toi qui sièges sur les Chérubins, resplendis
3 devant Ephraïm, Benjamin et Manassé,
réveille ta vaillance et viens à notre secours.
4 Dieu, fais-nous revenir,
fais luire ta face et nous serons sauvés.
5 Jusques à quand, Yahvé Dieu Sabaot,
prendras-tu feu contre la prière de ton peuple?
6 Tu l’as nourri d’un pain de larmes,
abreuvé de larmes à triple mesure;
7 tu fais de nous une question pour nos voisins
et nos ennemis se moquent de nous.
8 Dieu Sabaot, fais-nous revenir,
fais luire ta face et nous serons sauvés.
9 Il était une vigne: tu l’arraches d’Egypte,
tu chasses des nations pour la planter;
10 devant elle tu fais place nette,
elle prend racine et remplit le pays.
11 Les montagnes étaient couvertes de son ombre,
et de ses pampres les cèdres de Dieu;
12 elle étendait ses sarments jusqu’à la mer
et du côté du Fleuve ses rejetons.
13 Pourquoi as-tu rompu ses clôtures,
et tout passant du chemin la grappille,
14 le sanglier des forêts la ravage
et la bête des champs la dévore?
15 Dieu Sabaot, reviens enfin,
observe des cieux et vois,
visite cette vigne:
16 protège-la,
celle que ta droite a plantée.
17 Ils l’ont brûlée par le feu comme une ordure,
au reproche de ta face ils périront.
18 Ta main soit sur l’homme de ta droite,
le fils d’Adam que tu as confirmé!
19 Jamais plus nous n’irons loin de toi;
rends-nous la vie, qu’on invoque ton nom.
20 Yahvé Dieu Sabaot, fais-nous revenir,
fais luire ta face et nous serons sauvés.
( Traduction de la Bible de Jérusalem)
Voilà un psaume qui, d’un bout à l’autre, ne cesse pas de s’adresser à Dieu, à la différence de tant d’autres, dont la supplication, la louange ou la demande s’interrompent en cours de route. Ce Dieu, on s’adresse à lui, tantôt comme à un berger marchant devant ses brebis (v. 2), tantôt comme à un vigneron entourant de soin une plantation unique (v. 9-17), tantôt comme à un guerrier, « Dieu Sabaot » , Dieu des armées (v. 5, 8, 15, 20), soutenant les siens au combat et leur assurant la victoire. Des images tout cela, bien entendu : Dieu transcende ces représentations, utiles néanmoins pour suggérer quelque chose de son mystère. Si on lui parle comme à un berger, comme à un agriculteur ou à un combattant, on sait bien par ailleurs qu’il n’est pas possible de visualiser le Dieu de la présence mystérieuse, celui qui trône au-dessus des chérubins (v. 2b).
D’un bout à l’autre également, la prière du psaume s’avère une prière collective. Du premier verset au dernier, le « je » ou le « moi » individuel n’intervient nulle part, mais toujours le « nous », identifié dès le départ comme celui d’Israël (v. 2), du peuple de Dieu (v. 5) ou plus exactement, semble-t-il, comme celui du royaume du nord d’avant l’exil, avec le noyau des tribus (Éphraïm, Benjamin, Manassé) qui le constituent (v. 3).
Comme couplets et refrains
Si l’on y regarde de près, on se rend compte que cette prière collective présente tantôt le ton d’une supplication et d’un appel à l’aide, tantôt celui d’une lamentation dans laquelle il est possible d’entrevoir quelque chose de la situation difficile amenant ainsi à crier au secours. Entre les deux, entre supplication et lamentation, vient s’intercaler à trois reprises un même refrain reflétant à la fois l’une et l’autre : « Seigneur Sabaot, fais-nous revenir, fais luire ta face et nous serons sauvés ».
Avant de nous engager plus avant dans l’exploration du psaume, commençons par en relire le texte ci-dessus, en vérifiant que s’y retrouvent bien en effet ces éléments que nous venons d’identifier :
Supplication I versets 2-3
Refrain verset 4
Lamentation I versets 5-7
Refrain verset 8
—————————————–
Lamentation II versets 9-14
Supplication II versets 15-19
Refrain verset 20
D’abord une esquisse (versets 2-8)
Au début (vv. 2-3), la supplication qui ouvre le psaume rend un son assez indifférencié. Il s’agit en effet d’un appel au secours, intense sans doute, mais assez standard, comme on en retrouve dans tant d’autres psaumes et qui ne laisse rien soupçonner de la situation particulière qui le provoque.
De cette situation, la première lamentation (vv. 5-7) ne trace d’abord qu’une esquisse. Ce qui amène le peuple à crier vers son Dieu, c’est une expérience de désolation, dont il évoque le caractère dramatique à travers l’image du manger et du boire : « Tu l’as nourri d’un pain de larmes, abreuvé de larmes à triple mesure » (v. 6). C’est donc que la coupe de l’épreuve est remplie à pleine capacité. En quoi cette expérience si éprouvante consiste-t-elle donc? Le psaume n’en révèle d’abord rien de bien défini, sinon que le peuple se sent comme pris entre deux feux : d’un côté, un Dieu apparemment courroucé et ne voulant rien entendre, devenu insensible aux prières des siens (v. 5); de l’autre, des adversaires qui ricanent et qui tournent en dérision l’impasse où l’on se sent engouffré (v. 7).
Pourquoi? Jusqu’à quand? (versets 9-14)
Et voilà qu’à la suite du refrain du v. 8, la deuxième supplication (vv. 9-14) vient préciser, à travers l’imagerie de la vigne, en quoi consiste la situation difficile que connaît le peuple de Dieu.
Dans un premier temps (vv. 9-12), on s’attarde à décrire ce que fut dans le passé la situation enviable de la vigne : sa plantation par Dieu après son prélèvement en Égypte (v. 9), son enracinement en terre promise (v. 10), sa croissance spectaculaire et son expansion extraordinaire (vv. 11-12). Pour décrire celle-ci, on ne craint pas d’exagérer quelque peu. Cette vigne vigoureuse, dira-t-on en se référant davantage au rêve qu’à la réalité, s’est étendue, du sud au nord, jusqu’aux frontières du Liban avec ses cèdres gigantesques (v. 11), et, d’ouest en est, depuis la Méditerranée jusqu’au lointain fleuve Euphrate (v. 12).
Sur cette arrière-fond grandiose et idéalisé, la déconfiture présente n’en est que plus tragique (vv. 13-14). Cette vigne luxuriante, la voilà maintenant envahie et grappillée par les passants, piétinée, ravagée et dévorée par les bêtes sauvages. Toujours vivante malgré tout au milieu du saccage, la voilà qui tremble sur son sort, redoutant d’être finalement réduite à rien par un incendie (v. 17). Et tout cela en raison de l’incurie et l’apparente négligence du vigneron qui, au lieu de veiller à la protection de sa vigne, a laissé battre en brèche les clôtures qui l’entouraient (v. 13).
À quel moment difficile de l’histoire d’Israël le psaume fait-il ainsi allusion symboliquement? Faut-il penser à quelque invasion assyrienne comme le royaume du nord en connut avant l’exil? Ou simplement à quelque défaite militaire, comme le suggère l’appel répété à Yahvé Sabaot, Dieu des armées? Toujours est-il qu’à travers cette expérience pénible le peuple en est arrivé à craindre pour son avenir et qu’il est devenu, sinon ébranlé, du moins impatient dans sa foi.
Reviens enfin! (versets 15-19)
Au cœur de l’épreuve, malgré tout, Israël persiste à espérer. Si Dieu donne l’impression de se désintéresser du malheur de son peuple, on garde la conviction qu’il peut encore intervenir et renverser la situation. N’est-ce pas ce qu’exprime à trois reprises le refrain : « Seigneur Sabaot, fais-nous revenir »? « Fais-nous revenir », c’est-à-dire : restaure-nous, relève-nous, fais-nous revenir à ce que nous étions « dans le bon vieux temps »!
C’est aussi ce qu’exprime la supplication finale (vv. 15-19). « Reviens », « visite cette vigne », « rends-nous la vie »; en dépit de tout, contre toute espérance, on continue de compter sur Dieu. Et si c’est parce que nous l’avons négligé que Dieu nous néglige, eh bien, la résolution est prise, nous nous convertirons : « Jamais plus nous n’irons loin de toi » (v. 19).
Ce psaume, et quelques autres semblables, sans doute, en plein cœur du 20e siècle, est-il monté spontanément aux lèvres de milliers de juifs poussés dans les corridors de la mort et de l’extermination. « Pourquoi? », « comment se fait-il? », « jusqu’à quand? » . Ces questions-là sont celles des croyants des tous les temps plongés dans l’épreuve et confrontés au silence de Dieu : « Ne vois-tu pas ce qui nous arrive? », « comment peux-tu laisser faire cela? », « Fais quelque chose, de grâce ». Dans ce psaume, à l’occasion, se retrouveront tout aussi bien les disciples de celui qui s’est présenté comme le bon pasteur (Jn 10,1-18) et comme la vigne (Jn 15,1-8). Confrontés à des revirements et à des désinstallations difficiles, à des reculs apparents de la foi et de son impact culturel, en butte aux ricanements de l’incroyance, mais se souvenant par ailleurs de la promesse : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20), eux aussi entreront sans dépaysement dans les supplications, les lamentations et la persistante espérance d’une prière trois fois millénaire.
Michel Gourgues, o.p.