Soleil d’Alexandre Sokourov
Qui douterait que le cinéaste russe Alexandre Sokourov soit l’un des plus puissants réalisateurs de notre temps, pourra aller voir sa dernière œuvre, Soleil. Après avoir revisité quelques œuvres littéraires, il avait filmé d’une manière totalement personnelle l’histoire de son pays avec L’Arche russe (2003), méditation onirique et splendide sur l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, et aussi Taurus, inédit chez nous, sur les derniers jours de Lénine, deuxième volet d’une trilogie, après Moloch qui décrivait la vie petite-bourgeoise menée par Hitler en 1942, à Berchtesgaden. Soleil en est le troisième.
Soleil se passe durant ces jours terribles que vécut le Japon au début août 45, avec le bombardement atomique sur Hiroshima, le 6, et sur Nagasaki, le 9. A part quelques images d’un cauchemar impérial, nous ne verrons rien de cette tragédie, évoquée seulement à la fin, pris par la description minutieuse de l’existence protégée de l’empereur Hiro-Hito, dans le bunker qui l’abrite avec le gouvernement japonais.
L’Empereur, Dieu vivant, fils de la déesse Soleil, admirablement interprété par Issei Ogata, est livré à l’étiquette méticuleuse et intangible de la Cour. Il est vêtu, nourri, promené par des officiers attentifs à respecter le moindre détail du protocole et de la tradition. L’Empereur-Dieu n’en montre ni agrément ni déplaisir. Il vaque à ses occupations, passionné d’ichtyologie. Ce sont en effet les poissons qui l’intéressent. Il dissèque les crabes et interroge les experts de cette science exacte et intemporelle. Il commence un poème et se met à le calligraphier. Certes, il doit aussi présider un Conseil des ministres et décide, malgré l’arrivée des Américains sur le sol nippon, de poursuivre la guerre pour sauver l’honneur du Japon.
Pourtant, de minuscules indices laissent pressentir un trouble derrière l’impassibilité des visages. L’Empereur a maigri et flotte dans ses uniformes, rendant sa silhouette chétive encore plus pathétique. La caméra nous fait observer la sueur perlant sur le front du chambellan qui le sert, due à la chaleur étouffante du bâtiment ou à l’angoisse devant l’avenir ? Les ministres sont nerveux. Et surtout, il y a le tremblement incessant de la lèvre impériale, comme s’il voulait toujours dire quelque chose sans y parvenir ou s’il se parlait à lui-même.
La situation change lorsque le commandement américain convoque celui qui, de par son rang divin, n’est jamais convoqué par personne. Il doit se rendre à l’ambassade des Etats-Unis où réside le général en chef, MacArthur, manifestement intrigué par un souverain si éloigné des conceptions démocratiques au nom desquelles il combat. La scène est traitée avec un humour magistral. Hiro-Hito décide de parler son anglais laborieux, à l’indignation de l’interprète qui le voit se mettre ainsi en position d’infériorité. Mais à la question plutôt grossière de savoir pourquoi il n’a pas revêtu le kimono, l’Empereur répond que cette tenue est réservée aux cérémonies cultuelles ou protocolaires. Le général américain devra se contenter du haut de forme et la queue de pie, moins exotiques et plus burlesques. En fait, l’Empereur signifie qu’il est capable de descendre de son piédestal divin. Il est vrai qu’il n’y est pas encore habitué, ne sachant pas trop bien, pour quitter la pièce, comment on ouvre une porte…
Contrairement aux attentes de son entourage, l’Empereur accepte une invitation à dîner en tête-à-tête avec le général MacArthur. Ce dernier se révèle habile et intelligent, sachant se montrer souple et en même temps bien signifier qui est le vainqueur. Hiro-Hito ne s’en formalise pas, prend plaisir à boire du vin et surtout, laissé seul un moment, à souffler les bougies des chandeliers. Le Fils du Soleil apprend à éteindre les lumières. Il montrera la même bonhomie avec les journalistes, n’hésitant pas à prendre des postures à la Charlot, avec lequel les Américains lui trouvent une ressemblance.
C’est que Hiro-Hito a pris sa décision, celle de capituler devant la puissance énorme déployée par l’ennemi. Il arrive que le papillon replie ses ailes, comme il le dit. Il sait aussi qu’il ne pourra pas garder son statut ancestral et on le voit s’y habituer dans la vie quotidienne par de menus changements qui laissent son entourage pantois. Lorsque l’Impératrice le rejoint, c’est par un pudique baiser qu’il indique son nouveau statut. Voilà pourquoi Hiro-Hito avait tellement insisté sur l’improbable aurore boréale que son grand-père avait vue sur le palais impérial, prémonition de la substitution du Soleil. Nous adhérons alors à l’esthétique crépusculaire du film, marquée par l’astre qui se couche au pays du Soleil levant.
Le 15 août 1945, l’Empereur, en effet, annonce à la radio à son peuple qu’il a décidé la capitulation du Japon, et, le 1er janvier suivant, qu’il renonce à son statut divin. On sait qu’il épargna ainsi des centaines de milliers de vies. La dernière réplique du film nous apprend que celui qui a dû retransmettre le message impérial s’est fait hara-kiri, ne pouvant survivre à la honte de cet effondrement. Hiro-Hito ne s’est pas suicidé et a continué à régner jusqu’en 1989. Il a accepté de prendre sur lui, et presque sur lui seul, cette honte, cette perte de l’honneur, ce ridicule du Dieu qui devient homme. Bien sûr, la lecture de Sokourov n’est pas politique ni même historique, ne jugeant ni les crimes contre l’humanité commis par le Japon, ni l’usage de la bombe atomique par les Américains. Pas trop loin d’un Dostoïevski, elle est plutôt métaphysique et même religieuse.
Le Nouveau Monde de Terrence Malick
On ne saurait trouver de plus grand contraste entre le style cinématographique de Sokourov, avec sa photographie couleur sépia (Soleil ayant été exclusivement tourné en studio), et l’esthétique du film de Terrence Malick, Le Nouveau Monde, qui se déploie dans la splendeur de la nature américaine, rêvée en quelque sorte, comme c’était déjà le cas avec Les moissons du ciel (1978) ou La ligne rouge (1998).
Malick reprend ici l’histoire, authentique mais un peu arrangée pour faire figure de mythe, de Pocahontas, cette jeune Indienne Powhatan, amoureuse d’un de ces aventuriers découvreurs d’Amérique, John Smith, et épouse d’un autre d’entre eux, John Rofle. L’usine à films d’animation Disney se l’était déjà appropriée en 1995.
Même si Malick, avec un film tous les dix ans, fait figure de génie indéchiffrable dans l’univers du cinéma américain, on ne doit pas cacher que cette dernière œuvre relève largement de l’idéologiquement correct. Nous voyons comment les Blancs rapaces et grossiers s’approprient les terres des Indiens, aussi bienveillants qu’intrigués par ces hommes qui débarquent en Virginie en l’an 1607. Ne sont-ils pas, à la Rousseau, des « bons sauvages » ? Leur religion a les sympathies du réalisateur, semble-t-il, proche d’un panthéisme que sert ici la musique wagnérienne et d’immenses mouvements de caméra.
Tout cela ne manque pas de références ni de fondements. On peut certainement déceler une inspiration des grands écrivains américains que sont les Transcendantalistes comme Thoreau et Whitman, et on sait l’importance culturelle qu’aurait pu avoir le métissage, si absent de l’Amérique du Nord. Ce film retrace aussi, à sa manière, un crépuscule des dieux, mais, si Pocahontas est baptisée en bonne et due forme, l’exaltation lyrique de la Nature le rend plus ambigu.
Il n’est pas impossible, cependant, de laisser ses idées au réalisateur et d’admirer tout simplement son film. Pourquoi ne pas se ravir de la beauté des paysages, celle sauvage de la mer et des fleuves américains, qui joue avec celle, par un contraste bien fabriqué, de la nature domestiquée, avec les arbres taillés des jardins, lorsque Pocahontas, jouée par la ravissante Q’orianka Kilcher, se rend à la Cour de Jacques Ier ?
Le rythme du récit, les rebondissements de l’action et même l’intelligente description des attitudes hésitantes et ambiguës des Indiens comme des Anglais en font un spectacle qui ne laisse pas d’intriguer.