Pierre Claverie est né à Alger de parents nés en Algérie. Après des études universitaires en sciences, il entre dans l’ordre des Dominicains en 1958. Ordonné prêtre en 1965, il poursuit des études de philosophie et de théologie. De retour à Alger en 1967, il se consacre à l’étude de la langue et de la civilisation arabes de l’islam et exerce divers ministères. Il est ordonné évêque d’Oran en 1981. Le 1er août 1996, il est assassiné à l’Évêché d’Oran. Il était conscient de s’être donné à l’Algérie et au peuple algérien « avec lequel, disait-il, nous lie une alliance d’amitié que rien, même la mort, ne pourra briser». En cela il voulait être disciple du Christ, pour qui le choix du « plus grand amour » fut de « donner sa vie ».
Dans le mouvement qui conduit à la communion par le partage du Corps et du Sang du Christ, prend alors place la grande intercession de l’église pour le monde, par le Christ, avec le Christ et dans le Christ. Le mémorial de la Cène du Seigneur nous met effectivement en disposition pour nous adresser à Dieu au nom de Jésus-Christ : nous sommes placés dans la relation juste pour que la prière soit vraie et que, dans la relation filiale, Dieu puisse accomplir son œuvre de miséricorde.
Notre prière n’est pas toujours exaucée et nous nous en plaignons parfois. Cela vient certainement ou bien de ce que nous parlons dans le vide, nous ne sommes pas en relation avec la source de l’amour et de la vie et alors nos paroles n’atteignent personne, ou bien de ce que nous ne sommes pas dans la bonne relation avec Dieu et que nous demandons ce qui ne s’accorde pas avec sa volonté créatrice. La prière est d’abord une relation car c’est un dialogue : Ce ne sont pas ceux qui disent Seigneur, Seigneur – mais ceux qui font la volonté de mon Père… or notre dialogue est un monologue : nous nous parlons à nous-mêmes et nous tournons notre cinéma intérieur aussi longtemps que nous ne sommes pas sortis de nous-mêmes. Entrer en relation avec Dieu va supposer que nous nous arrachions à ce monologue et à nous-mêmes pour nous accorder à la voix, à la volonté et à l’amour de Dieu. Le dialogue suppose une mort à soi-même pour reconnaître l’Autre en vérité, sans projeter sur lui mon désir égoïste, sans chercher à mettre la main sur lui ou sur sa puissance à notre service. Le dialogue suppose également que nous reconnaissions l’Autre comme la source de notre vie et de la vie du monde : celui qui a créé et qui a vu que c’était bon, celui qui veut mener cette création à son achèvement et s’y emploie par la puissance de son amour. Ayant reconnu tout cela nous sommes prêts pour la prière.
Mais nous ne savons pas prier. L’Esprit même de Dieu qui nous a donné de reconnaître Dieu Père, Dieu Amour et nous a accordés à sa présence et à son action, va venir à notre secours : c’est lui qui nous inspire le désir d’entrer dans le dessein de Dieu. Il convertit notre désir pour l’ajuster à la visée de l’amour de Dieu. Tout notre être alors va tendre à entrer dans la volonté de Dieu et à y faire entrer notre monde : désirer ce que Dieu veut et convertir notre volonté pour qu’elle accueille l’amour prévenant de Dieu : c’est le premier but de la prière d’intercession pour notre monde. Il ne s’agit pas de changer Dieu, de faire changer la volonté de Dieu, mais de nous convertir pour l’accueillir et devenir ainsi un agent efficace de son amour pour le monde. La plus profonde prière est donc celle qui commence et s’achève par le Fiat, le cri même de la foi qui n’est pas une résignation passive mais le cri de la confiance absolue, active, joyeuse. Ce cri de confiance est en même temps un acte d’abandon et un engagement pour que le Seigneur accomplisse en nous sa volonté de salut, en nous et par nous. Nous ouvrons une porte à sa grâce en ouvrant nos mains dans le geste confiant de la prière.
En tout cela, nous entrons dans la prière même du Christ. C’est en faisant un avec lui que nous sommes placés dans la relation juste avec le Père de qui vient tout bien. Lorsque nous disons par lui, avec lui et en lui, nous situons bien la prière chrétienne en son Nom. Prier au nom de Jésus-Christ, dans l’Esprit Saint est spécifique de notre prière car prier en son nom c’est confesser que nous sommes de son Nom. « Porter son Nom », « invoquer son Nom » prier « par son Nom » c’est engager sa personne d’où il découle que le Seigneur se voit comme obligé de couvrir ses disciples et de se compromettre en leur faveur. Cela suppose bien entendu que nous nous comportons « selon son nom », en disciples et si nous demandons ce qui lui plaît : Prier au nom de Jésus c’est l’aimer (Jn 16, 24-27) et avoir au cœur son propre amour (Jn 15, 16-17).
Jusqu’à présent vous n’avez, rien demandé en mon nom; demandez et vous recevrez, pour que votre joie soit complète. Tout cela, je vous l’ai dit en figures. L’heure vient où je ne vous parlerai plus en figures, mais je vous entretiendrai du Père en toute clarté. Ce jour-là, vous demanderez en mon nom et je ne vous dis pas que j’interviendrai pour vous auprès du Père, car le Père lui-même vous aime, parce que vous m’aimez et que vous croyez que je suis d’auprès de Dieu. (Jn 16, 24-27.)
Ce n’est pas vous qui m’avez choisi; mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne. Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres. (Jn 15, 16-17.)
Ainsi, dit Péguy : prier pour demander la victoire et ne rien faire pour gagner la bataille, c’est mal élevé, dit Dieu. Il est en effet mal élevé selon l’Évangile de prier en étant animé d’un esprit d’intérêt, de compétition, de vengeance ou d’agressivité, puis de se croiser les bras, car c’est alors blasphémer le Nom.
Par lui : cela suppose que nous nous adressions au Père en enfants, fils et filles à la manière de Jésus et en Lui. C’est Lui qui présente au Père l’offrande de nous-mêmes et c’est par Lui que le Père va manifester son amour pour nous. Il est le passage vers la vie et rien ne se crée sans Lui car il rassemble en Lui toute l’humanité et la puissance de l’Esprit. Nous nous adressons donc au Père en entrant dans la prière du Fils et dans l’Esprit du Fils.
Avec lui : nous avons conscience de prier en communion avec Lui. Or sa présence aujourd’hui nous est reconnaissable et prier avec Lui cela suppose que nous soyons en relation avec Lui et que nous prenions à cœur les mêmes causes et les mêmes raisons qu’il a encore de s’engager et de prier aujourd’hui. Autrement dit, notre prière avec Lui suppose notre engagement avec Lui aujourd’hui pour le salut du monde où nous vivons. Car Jésus ne s’est pas contenté de prier à genoux dans une chapelle, il a parcouru les routes de Palestine en portant la Bonne Nouvelle de l’Amour de Dieu et c’était aussi pour lui une prière que de rendre gloire à Dieu en transformant le monde par la force de l’Esprit divin. Désirer ce que Dieu désire, c’est engager sa vie pour que son Règne vienne et donc donner ses forces pour hâter la venue de ce Règne. Il y a encore beaucoup à faire dans ce monde pour que la volonté créatrice et libératrice de Dieu soit faite. Prier avec Jésus, c’est donner à cette volonté des instruments qui la réalisent.
En lui : nous prions dans le Christ c’est-à-dire dans la communion de son Corps. Notre prière est aussi la prière de l’Église tout entière. Elle n’est pas seulement le tête à tête avec Dieu mais nous rassemblons dans notre prière toutes les intentions de l’Église répandue à travers le monde. Cela suppose que nous vivons cette communion du Corps du Christ et que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour la réaliser. Car cette communion est elle-même une prière et elle nous pousse à la prière : elle est le premier pas de la relation et de la rencontre avec le Père puisqu’ en aimant nos frères nous aimons Dieu. Celui qui prie dans l’amour de ses frères est déjà dans l’amour du Père et sa prière est vraie.
Ainsi, la prière chrétienne est prière même du Christ et toute notre prière va s’efforcer d’entrer dans celle du Christ. Mais pour être prière, notre vie, liée à celle du Christ, doit être comme la sienne, liée à celle du monde. Pas seulement en intention mais en profondeur et par tout notre être. Trop souvent nous prions sans prendre conscience de ce que notre prière exige de notre part, remettant à Dieu ce que nous ne voulons pas regarder en face. Si nous désirons ce que Dieu désire nous ne pouvons pas nous contenter de mots et d’intentions pieuses : notre prière sera aussi une entrée dans son dessein avec toutes nos énergies, même limitées, même humbles. Mais la prière n’est pas seulement une vie donnée pour réaliser le Règne de Dieu ; bien sûr, travailler en vue du Règne est déjà une prière. Cependant l’essentiel de la prière est d’accueillir, de s’ouvrir, de recevoir. Dans la prière il y a d’abord la conscience que Dieu est la source et que notre vie et la vie du monde doivent s’abreuver à cette source de vie, recevoir de Dieu le souffle qui crée vraiment à neuf le monde. S’il est nécessaire que nous soyons liés profondément à ce monde c’est pour que le souffle de Dieu l’envahisse, par nos relations, par notre action, par notre existence tout entière. N’oublions pas que la création ne consiste pas seulement à construire et à aménager le monde matériel, il ne s’agit pas d’inventer et de produire de plus en plus d’objets. L’homme n’est pas nécessairement créateur parce qu’il consacre sa vie à inventer, fabriquer, construire… La véritable création vise un monde à humaniser : ce n’est pas la fabrication. Et ce monde, pour s’humaniser doit garder une dimension de gratuité, d’accueil, d’attention portée exclusivement à l’homme en tant qu’homme et non en tant que militant ou producteur. Aménager un monde plus humain : c’est le sens du septième jour – du sabbat (pour l’homme). C’est le jour de la gratuité, le jour de Dieu. Conserver ou rendre à notre monde cet esprit, ce souffle, ce sens de la gratuité et de la « contemplation » des êtres pour eux-mêmes et non pour ce qu’on pourrait en faire : c’est une véritable prière.
Le Notre Père est la suite naturelle de cette prière que nous avons faite pour l’Église et le monde. Par, Avec et Dans le Christ. En effet, elle vient clore cette prière en rassemblant dans un texte bref tout ce qu’il importe de dire et de vivre quand la relation est établie avec Dieu. Une fois encore nous soulignons que l’Esprit est à la source de notre confiance et de notre assurance, lui qui fait de nous des fils et nous donne de découvrir l’amour du Père. C’est par lui que nous pouvons dire à Dieu : Notre Père. Ce Notre souligne dès l’entrée que nous prions ensemble en Corps ; cette prière est la prière des enfants de Dieu assemblés pour former un seul corps. Celui du Fils unique. […]
Viennent ensuite les demandes qui sont autant d’accueils de Dieu, son Règne et sa Volonté : c’est l’essentiel de la prière – nous demandons à Dieu de faire venir son Règne, en nous, par nous dans le monde. Puis vient la demande du pain quotidien dont on ne sait encore s’il faut distinguer le pain qui nourrit et le pain eucharistique. Et cette demande s’achève sur la réconciliation à recevoir et à transmettre. Le dernier terme rassemble tout le reste : ne nous laisse pas succomber à la grande épreuve, celle de la foi sans quoi tout serait remis en cause, plus rien n’aurait de signification.
L’Eucharistie dans son ensemble est bien la grande prière de l’Église car elle rassemble toutes les formes de prières dans l’attitude d’oblation du Christ ressuscité – dans l’offrande et la communion qui nous mettent dans la relation juste avec le Père. C’est dans l’obéissance de la foi que nous vivons, célébrons, supplions, rendons grâce et recevons le don unique de Dieu au monde : son Fils, manifestation de son amour – son Esprit d’amour, agent de son Règne d’Amour. Toutes les autres prières que nous sommes amenés à faire dans le courant des événements de la vie supposent cette attitude fondamentale d’abandon filial ou y conduisent. La prière, cette mise en relation consciente et volontaire avec Dieu est un élément essentiel de notre vie : il y va du sens de ce que nous sommes, de ce que nous faisons, de ce que nous vivons. Nous pouvons fonctionner pendant des années, sans âme, sans vie réelle parce que nous ne sommes pas habités par la présence libérante et vivifiante de Dieu. C’est cette présence qui donne son véritable poids à nos vies et qui fait de nos métiers, de nos travaux, de nos paroles, de nos rencontres, des actes vraiment humains. Sinon nous sommes des robots sans âme et avec la fatigue et l’usure nous courons au découragement et au désespoir.