Un contraste violent
Le Psaume 138 nous fait entrer dans un climat serein de louange et d’admiration, du moins jusqu’au verset 19 où le ton change brusquement. Voilà soudain que le psalmiste vocifère contre ses ennemis et implore sur eux le châtiment divin. Que s’est-il donc passé ? D’aucuns pourraient soupçonner la suture maladroite de deux textes. Ceux qui, à l’instar du Petit Prince, « ne renoncent jamais à une question une fois qu’ils l’ont posée »1, voudront sûrement en avoir le cœur net.
Un drame de libération
Selon la classification proposée par l’exégète Marc Girard2, le Psaume 138, tout comme quatre-vingt-huit autres du psautier, appartient aux drames de libération. Autrefois comme aujourd’hui, le péché, le mal, la souffrance et la mort tourmentent le cœur humain. L’événement fondateur du Premier Testament n’est-il pas l’exode ? Les entrailles remuées par la misère de son peuple, le Seigneur envoie Moïse le libérer de l’oppression égyptienne (Exode 3, 7-8). Cette expérience fondamentale trouve de nombreux échos dans toute la Bible. Pas étonnant que le recueil des prières d’Israël fasse la belle part aux drames de libération ! Lire ainsi le Psaume 138 fournit une clef de compréhension importante. Cela permet de constater l’unité du texte et la cohérence remarquable de la pensée qui y est exposée. Cette unité se trouve d’ailleurs soulignée par la répétition des mêmes mots au début et la fin du psaume : Seigneur (v.1.21a), scruter (v. 1.23a), savoir/connaître (v. 1-2a.23ab), se lever (2a; 21b : en traduction littérale, « assaillants » = « les gens se levant contre toi ») et chemin (3b.24ab). Ces mots pointent vers des thèmes importants du psaume.
« Dieu, viens à mon aide ! »
Drame, donc. Mais quel drame ? On en pressent toute l’ampleur déjà au verset 11 où l’auteur exprime sa détresse et son accablement : « Les ténèbres m’écrasent ! » Apparemment, l’orant est talonné par des adversaires idolâtres et sanguinaires (v. 19-21). Voilà pourquoi il lance à Dieu un vibrant appel au secours (v. 19-20 et 24b). Qu’il le débarrasse de ces ennemis impies ! Qu’il les extermine ! Il fonde la légitimité de sa demande sur sa propre innocence morale et sur son rejet des idoles (v. 21-22 et 24a). Un long plaidoyer, qui constitue la première partie du psaume (v. 1-18), précède son cri du cœur. Dans sa prière monologuée, l’orant expose avec verve le motif de sa confiance d’être exaucé : son Créateur le connaît d’une façon si intime et depuis si longtemps qu’il pourra juger de son intégrité. Et, surtout, le Dieu présent autrefois ne saurait démentir sa fidélité aujourd’hui. Allons cueillir les perles laissées par le psalmiste comme autant de preuves de la solidité de cet argument.
Une expérience spirituelle
Mais avant, permettons-nous un petit détour pour bien situer la teneur de l’expérience du psalmiste. A-t-il vraiment gravi les cieux ? Est-il descendu chez les morts (v. 6) ? A-t-il traversé les mers sur les « ailes de l’aurore » pour constater de visu la présence de Dieu (v. 9) ? Bien sûr que non ! « Certes, personne n’a jamais vu le Père » dit Jésus (Jean 6, 46). De même, lorsque Moïse demande au Seigneur de « contempler sa gloire » (Exode 33, 18), il découvre qu’on ne peut voir Dieu que de dos (Exode 33, 23), c’est-à-dire dans une expérience intérieure qui demande à être interprétée. Il faudra donc nous ajuster à ce registre d’intériorité si nous voulons saisir en vérité l’expérience du psalmiste.
Un long apprivoisement
« Apprivoise-moi » dit le renard au Petit Prince3. Si l’auteur du Psaume 138 peut ainsi décrire son expérience d’un Dieu proche c’est qu’il a, un jour, répondu à un appel intérieur : « Apprivoise-moi » lui a murmuré Dieu. Il est ainsi devenu chercheur de Dieu. Sa quête intérieure lui a fait parcourir le chemin qui va de l’absence à la présence, celle de Dieu mais également la sienne. Dans le fond, cette invitation à apprivoiser Dieu nous est adressée à nous aussi. Oserons-nous nous y engager malgré la pénombre des doutes ? Malgré… ou à cause d’elle, peut-être, puisqu’elle creuse le désir et attise la soif. Le désert cache un puits. Il le révèle seulement à ceux qui se mettent en marche et traversent leur nuit, éclairés par l’étoile de leur désir. Ceux-là seuls perçoivent le rayonnement secret du sable où s’enfoncent leurs pas4.
« Je n’ai pas beaucoup de temps » répond le Petit Prince5. Nous non plus, pourrions-nous laisser tomber, le souffle court. Les obligations, le travail, les engagements… Nous sommes des gens « sérieux ». Pourtant… « c’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante » rétorque le renard6. Combien de temps sommes-nous prêts à perdre pour Dieu ?
Un tableau en deux volets
Le tableau qui suit, inspiré de celui de Girard7, permet de saisir d’un coup d’œil la façon dont s’articulent les thèmes majeurs de la première partie du psaume. Il met également en lumière l’architecture raffinée du texte. La toile brossée par le psalmiste est en fait un diptyque ; les éléments des volets de gauche et de droite se correspondent étroitement et leur contenu s’éclaire mutuellement.
A
(v. 1-3)
Le Seigneur pénètre les pensées intimes du psalmiste.
(v. 17-18)
Le psalmiste ne parvient pas à déchiffrer les pensées de Dieu.
B
(v. 4-5)
Par sa préscience, le Seigneur connaît les mots du psalmiste avant qu’il les prononce.
[aujourd’hui : vie adulte]
(v. 16)
Par sa préscience, le Seigneur connaît la durée de la vie du psalmiste.
[autrefois : stade de l’embryon]
C
(v. 6-9)
La connaissance qu’a Dieu dépasse le psalmiste.
[présence de Dieu aujourd’hui]
(v. 13-15)
Mais le psalmiste a une connaissance empirique des œuvres de Dieu en sa faveur.
[présence de Dieu au
temps de la gestation]
D
(v. 11)
Le psalmiste fait l’expérience pénible de la ténèbre en plein jour (sans Dieu).
(v. 12)
Le psalmiste fait l’expérience salutaire de la lumière même en pleine nuit (avec Dieu).
Un Dieu présent et qui sait tout
Dans la ligne A du tableau, le contraste est total entre l’omniscience de Dieu et l’ignorance de l’être humain. Le regard de Dieu plonge jusqu’aux profondeurs les plus intimes de la personne du psalmiste. Celui-ci, en revanche, ne peut que prendre la mesure de son ignorance. « C’est vrai que là-dessus tu ne peux pas venir de bien loin » dit le Petit Prince à l’aviateur en regardant son avion8. Nous prétendons connaître le monde parce que nous pouvons l’inscrire sur des cartes ou le traduire en formules mathématiques. Mais l’essentiel nous échappe. Pour le psalmiste comme pour nous, l’abîme des pensées de Dieu demeure insondable.
En B, le psalmiste poursuit sa découverte de l’omniscience divine. Elle englobe à la fois sa réalité d’homme adulte et celle des débuts de sa vie, alors qu’il n’était qu’un embryon. « Plus intime à lui-même que lui-même »9, Dieu discerne sa pensée avant même qu’il ne la formule. Il sait le nombre de ses jours avant même sa naissance.
Dans les versets qui correspondent à la tranche C, l’orant va plus avant dans son exploration de la science divine. Vraiment Dieu sait tout ! Sa connaissance, universelle et totale, demeure impénétrable. Sa présence indéfectible s’affirme en tous lieux et en toutes circonstances. Certains d’entre nous nous sentirons peut-être agacés de cette présence insistante. Elle fera remonter à notre mémoire le souvenir désagréable de cet « œil de Dieu », implacable inquisiteur de toutes nos défaillances. Pourtant, la perspective est tout autre ; le psalmiste y voit plutôt un motif de louange et d’émerveillement. Il nous partage son étonnement joyeux de se découvrir merveille sortie des mains divines. La création de l’être humain est décrite par une double image ; celle du tisserand (v. 13b) et celle du potier (v.13b). Le second récit de la création, où Dieu modèle l’homme « avec la poussière du sol », apparaît ici en filigrane (Genèse 2, 7). Les deux images mettent en rapport, dans un lien symbolique, la femme-mère de qui naît chaque être humain, et la terre-mère qui engendre l’humanité. Devant la beauté de son propre mystère, le psalmiste ne peut que s’extasier. Se pourrait-il que l’invitation à apprivoiser Dieu ait eu pour conséquence son propre apprivoisement ? Comme si Dieu lui avait tendu un miroir où il a pu se regarder, contempler son mystère et lire sa beauté intérieure. Dans un tremblement intérieur, il a compris que Dieu habitait depuis toujours dans le secret de la terre profonde où il l’engendre à lui-même, comme il engendre aussi toute l’humanité à elle-même. L’apprivoisé, finalement, n’est peut-être pas celui que l’on pense. Cela n’a rien de surprenant. Après tout, dans le conte d’Antoine de-Saint Exupéry, même si c’est le renard qui demande à être apprivoisé, dans les faits, c’est le Petit Prince qui apprend à s’approcher avec patience… en suivant les conseils du renard.
Placés au cœur de la première partie du psaume, les versets 11 et 12 (ligne D) en livrent le message central. Ici, le texte hébreu d’origine est obscur et sa traduction, difficile. Marc Girard10 propose de lire au verset 11 l’exposition du problème (la période de noirceur traversée par le psalmiste) et, au verset suivant, la solution (« Dieu-lumière illuminera même la noirceur »). On a beau vivre les pires ténèbres morales, psychologiques ou spirituelles, au point que le ciel semble à jamais « privé d’étoiles11 » et que l’obscurité du jour surpasse celle de la nuit, la lumière de Dieu continue à briller (v. 12). La présence lumineuse de Dieu devient salut qui nous débarrasse, non pas de la présence physique de nos ennemis mais, plus profondément, du mal lui-même. Sans Dieu, par contre, même le jour s’enténèbre (v. 11). Aucun d’entre nous n’est à l’abri de ces jours sombres où les certitudes s’effritent et où tout semble basculer : maladies, deuils, échecs, doutes persistants.
Le silence de Dieu trahirait-il son absence ? Les réponses trop faciles ne suffisent plus alors à colmater les brèches ouvertes par la souffrance et le doute. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus a connu le « sombre tunnel12 » de la nuit spirituelle où elle a perdu toutes « les jouissances de la foi ». Elle a tenu bon en priant avec assiduité et en accomplissant les « œuvres de la foi », comme elle le dit. Certains jours, la quête de Dieu se vit dans le dépouillement d’une foi nue qui persiste à croire en la lumière au milieu des ténèbres. Dans ces temps difficiles, les conseils du renard, dans leur simplicité, trouvent toute leur pertinence pour les chercheurs de Dieu que nous sommes : revenir chaque jour « à la même heure » ; « être très patient13 ». Comment demeurer fidèles, comment croire à la lumière sans consentir au temps perdu pour la prière, le silence, la méditation de la Parole, la liturgie, le partage en communauté ?
Dessiner l’espérance
De nos chemins de tous les jours (v. 3) jusqu’au « chemin d’éternité » (v. 24), le Psaume 138 ouvre une voie à l’espérance. Il affirme avec force le caractère indéfectible de la présence divine, dans le cosmos (v. 8-9), certes, mais surtout aux côtés de l’être humain (v. 5.7.10.18b). Même plongé dans les ténèbres les plus opaques, le psalmiste exprime la ferme conviction qu’il peut compter sur Dieu et son salut. Nulles ténèbres que ne puissent percer les rayons de la lumière divine ! La condition pour devenir présent à cette éternelle présence est simple : consentir à la patience de l’apprivoisement.