Depuis le dernier concile, l’Église a occulté, dans les livres officiels, les versets 7 à 9 du Psaume 136 (137), jugés trop intolérants pour ne pas dire anti-chrétiens. L’auteur nous propose une « réconciliation » avec ce psaume, dans son intégralité.
Les pleurs du souvenir (v. 1-4)
En exil loin du pays natal, la population de Jérusalem pleure à chaudes larmes. Plongé dans la noirceur complète, le passé devient un rêve, on l’idéalise. Les « harpes » suspendues aux branches des « saules » révèlent que le peuple a perdu le goût du chant, du culte et de la fête. Jésus a pleuré sur Jérusalem: il sentait la fin proche, et pour lui-même et pour la ville. Comment ne pas être pris de nostalgie, à songer aux pierres gigantesques du Temple, à la splendeur du palais royal, aux foules grouillantes, aux pèlerinages somptueux, aux milliers de bêtes qui parfumaient les rues et les plongeaient dans le tintamarre? Bien des croyants, chez nous, pleurent les heures de gloire révolues de l’Église. On regrette les églises remplies à craquer, les cérémonies grandioses, l’unanimité aux plans de la doctrine et des pratiques, la collaboration étroite entre les pouvoirs politique, social et religieux…
Le scandale de l’oubli (v. 5-6)
Si l’on en croit le psalmiste, le dessèchement de la mémoire entraîne le dessèchement des mains (v. 5) et de la langue (v. 6). Pour les Israélites, oublier Jérusalem signifie abandonner l’idée de la rebâtir un jour et de chanter à nouveau sa gloire et ses louanges. De nos jours, une masse assez considérable de baptisés semblent vouer à l’oubli leur mère Église, nouvelle Jérusalem. Cette amnésie paralyse chez eux toute volonté de collaborer à sa restauration, à sa reconstruction, à son rajeunissement.
Chicane de famille (v. 7)
Les Israélites, éprouvés par l’exil, gardent une dent contre les Édomites. Les deux peuples sont des frères de sang: le premier descend d’Israël l’ancêtre (autre nom de Jacob), le second a pour ancêtre Édom (surnom d’Ésaü frère de Jacob). Or, durant le siège de Jérusalem qui a précédé l’exil, les Édomites ont collaboré avec les Babyloniens pour mettre la ville à feu et à sang. En Israël, on en garde une rancœur indéracinable!
Drame éternel, s’il en est! Jésus lui-même n’a-t-il pas été trahi, rejeté, mis à mort par la conspiration de ses frères juifs? Et que dire de nos familles à nous? Entre frères et sœurs, il n’est pas rare qu’on se donne des coups de couteau dans le dos… Dans l’Église également, des groupes et mouvements qui devraient se voir comme des partenaires s’érigent en rivaux, au risque de fragiliser l’unité. Pour un poète de l’antiquité, c’était déjà beau de se contenter de cette supplique: «Souviens-toi, Seigneur, des fils d’Édom!»
Empêchement de famille (v. 8)
Mais l’auteur dépasse les bornes quand il s’en prend au peuple envahisseur. Il lui souhaite doublement malheur: être un jour envahi comme il a lui-même envahi Jérusalem; et voir ses bébés naissants écrasés sans pitié contre le rocher! Le psaume se termine donc sur une image macabre et dégoûtante de feu et de sang. Un «empêchement de famille» radical!
Comment Jésus a-t-il pu, le cas échéant, mettre sur ses lèvres de telles paroles? Et nous, comment prier ce psaume de vengeance? Le précepte évangélique de l’amour des ennemis nous interdit d’utiliser de pareilles formules de vengeance contre des personnes. Mais pourquoi ne pas continuer à en faire une arme de combat spirituel contre tous les pouvoirs oppressifs de la planète? Il suffirait de réviser nos traductions de manière à viser davantage les phénomènes. Tous les systèmes injustes — politiques, sociaux, économiques — ont un taux de fécondité élevé et se reproduisent sur le dos du petit peuple et des pauvres. Il importe de développer des techniques de «contraception» efficaces contre le Mal. Pourquoi ne pas exprimer notre espérance qu’un jour toutes les dictatures et tous les impérialismes disparaîtront grâce à l’intervention de Dieu? De toute urgence, le Mal doit cesser de se répandre sans que personne n’intervienne! N’avons-nous pas en main, pour le mettre en échec, le pouvoir mystérieux de la Parole de Dieu? Les imprécations du psautier peuvent aider en ce sens.
Autour de Babel (v. 1-2)
Les habitants de Jérusalem en exil sont relégués dans les campagnes, «au bord des fleuves», à proximité des canaux d’irrigation où l’on détourne l’eau du Tigre et de l’Euphrate de manière à faire verdir des terrains. Aux rigoles fertilisantes se mêle… un flot de larmes! Jésus, priant ce psaume, a pu anticiper, l’angoisse de sa propre déportation «au bord des fleuves» symboliques de la mort. Les communautés chrétiennes délogées ou simplement les personnes et les groupes humains déracinés pourront aussi se reconnaître dans l’état d’âme triste et pesant exprimé au début du psaume.
Au tour de Babel ! (v. 8)
Dans la Genèse (11, 1-9), Babylone s’était rendue célèbre avec sa tour inachevée: dans leur orgueilleux projet, les habitants s’étaient fait jouer… un tour! Il en va de même dans notre psaume: on s’en est pris à la ville sainte Jérusalem et on pense avoir réussi à la «raser jusqu’aux assises» (v. 7). Mais le peuple de Dieu peut se consoler: très bientôt ce sera le tour… de Babylone!
Il ne s’agit pas du tout de profiter du dernier verset de ce psaume pour dégorger notre haine ou nos frustrations personnelles ou collectives! Il convient de lire et de prier le texte plutôt comme une constatation d’expérience et de sagesse. On ne souhaite aucun malheur à personne, certes. Mais on prend conscience et on affermit sa conviction que le Mal sous toutes ses formes n’a aucune espèce d’avenir durable: tyrannie politique, exploitation économique, domination sociale… C’est l’effet boomerang: on peut bien projeter au loin l’instrument de mort, il aura tôt fait de revenir au point de départ pour exterminer son utilisateur! L’histoire récente a vu des dictateurs inhumains de cruauté finir leurs jours déchus ou assassinés comme des bêtes…