Maurice Zundel naît à Neuchâtel en Suisse. Il est ordonné prêtre en 1919. Suite à une décision injuste de ses supérieurs il est exilé à Rome, où il obtient un Doctorat en Théologie. Par la suite, il se voue à la prédication itinérante à Paris, Jérusalem et au Proche-Orient. Après son retour en Suisse, il exerce son ministère pastoral à Lausanne jusqu’à sa mort. Il est étonnant de constater à quel point la pensée de cet homme tellement humble (pratiquement inconnu de son vivant) continue de rayonner ; il est considéré à juste titre comme un géant de la spiritualité chrétienne.
Le christianisme n’est pas un système du monde. C’est la lumière de cette Personne Unique qui est Jésus-Christ. Il faut inscrire cela dans notre cœur comme dans notre esprit: le christianisme est Quelqu’un. La Révélation, c’est-à-dire la manifestation la plus profonde du secret de Dieu, toute l’infinité de Son Cœur a resplendi et resplendira éternellement dans l’Humanité de Jésus-Christ.
Cette Humanité, bien sûr, s’est inscrite dans le temps, cette Humanité s’est située dans un contexte d’Histoire, cette Humanité a recouru à un langage humain, mais tout cela était trop étroit pour l’immensité de la Révélation que Jésus-Christ apportait, ou plutôt qu’Il était et qu’Il demeure à jamais.
Si nous n’avions que les paroles de Jésus-Christ, nous serions livrés éternellement à l’exégèse, à un travail d’interprétation où, justement, proliféreraient les systèmes, où chacun émettrait son idée et, au milieu des contradictions, s’effacerait finalement toute trace de vérité.
Par bonheur, parce que le christianisme est une Personne, parce que la Révélation de Jésus-Christ est inséparable de Sa Personne, cette Personne de Jésus-Christ va demeurer avec nous jusqu’à la fin des siècles. Et c’est là le centre du mystère chrétien dans son cheminement à travers l’Histoire, c’est que Jésus demeure, c’est qu qu’Il est avec nous et, plus profondément encore, qu’Il est en nous.
Nous sommes donc sauvés des commentaires, nous sommes délivrés des systèmes : nous avons affaire à Quelqu’un qui nous aime, à un Cœur qui bat dans le nôtre. Jésus-Christ méconnu au temps de son destin historique, Jésus méconnu par ses ennemis qui le condamneront et le crucifieront Jésus-Christ méconnu par ses disciples qui l’abandonneront et le renieront, Jésus-Christ ne sera découvert finalement que dans cette lumière de l’Esprit-Saint qui éclate le jour de la Pentecôte où les apôtres enfin comprennent que leur Maître n’est pas devant eux comme un étranger, mais qu’Il est au-dedans d’eux comme la source même d’une vie infinie.
Jésus-Christ restera précisément au cœur de notre humanité. Il restera comme une source de vie infinie. Et sous quelle forme ? Sa Présence Visible avait été un piège pour ses ennemis comme pour ses amis parce qu’ils ne pénétraient pas assez profond, parce qu’ils ne contemplaient pas, ils ne reconnaissaient pas Son Humanité du dedans, cette Humanité virginale, cette Humanité conçue de l’Esprit, cette Humanité qui domine tous les temps, cette Humanité qui embrasse tous les hommes, cette Humanité sans frontières qui seule peut faire de toute l’humanité et de tout l’univers une seule Présence et une seule Personne.
Elle a été méconnue, elle a été revêtue d’oripeaux humains. On l’a confondue avec un Messie qui emporterait la victoire sur les ennemis établis sur le sol. On ne voyait pas qu’il portait tout autre chose, la liberté de l’esprit, la délivrance de tous les liens qui nous rendent prisonniers de nous-mêmes et qui nous empêchent d’être universels.
Et c’est pourquoi Jésus va inventer cette chose incomparable et merveilleuse : II va perpétuer Sa Présence sous cette miette de pain et sous cette goutte de vin, pour qu’il n’y ait pas de piège, que les apparences ne nous induisent pas dans l’erreur, que la Foi atteigne ici sa suprême réalité, la Foi qui est l’élan de l’amour, la Foi qui nous intériorise à la pensée de Dieu, la Foi qui nous rend aptes à entendre les secrets de Son Cœur.
Et c’est cette immense merveille qui s’accomplit à travers tous les siècles et qui se renouvelle ce soir, cette immense merveille qui fait d’une église le vaisseau d’une Présence, une Présence …, une Présence sans bruit, une Présence silencieuse, une Présence qui attend inlassablement, une Présence qui fait jaillir de nos cœurs le silence, une Présence qui nous recrée et nous purifie, une Présence où nous entendons vibrer l’Éternité de l’Amour. Quoi de plus simple, quoi de plus étonnant, quoi de plus créateur que ce rayonnement, ce rayonnement du Christ dans le Très Saint Sacrement ?
Vous entrez seul dans une église. C’est une cathédrale ou c’est une chapelle, qu’importe ? Les murs ne se sont dressés qu’à l’appel de cette Présence, pour contenir cette miette de pain qui transmet, qui communique, qui est la Présence même du Christ Crucifié et Ressuscité. Rien au monde ne peut nous apaiser davantage. Rien au monde ne peut nous purifier plus profondément que d’être à l’écoute de cette Présence Eucharistique. Quand on est seul dans une église, tout près du tabernacle, on a l’impression justement de plonger dans l’immensité d’une musique éternelle, on a l’impression d’être accueilli par une amitié souveraine, on a l’impression d’être libéré de toutes ses chaînes dans un cœur à cœur ineffable.
C’est cela, c’est cela le grand miracle: à travers tous les siècles, à travers toute l’Histoire, au-delà de nos bavardages, au-delà de notre vie superficielle et toute répandue au-dehors, il y a ce silence de Dieu…, ce silence de Dieu…, ce silence plein d’amour, ce silence qui suscite le nôtre. Car c’est là, justement, dans cette approche du Tabernacle, dans ce rayonnement du silence de Dieu, que nous-mêmes nous sommes établis dans le silence, que tout d’un coup nous écoutons une parole unique, que tout à coup se dépose au fond de nous-mêmes toutes les scories de la vie quotidienne et où tout d’un coup le monde s’illumine, où le monde ressuscite dans le rayonnement de cette Présence Adorable.
On ne dira jamais assez que l’Église n’a pu vivre, n’a pu survivre que parce que son cheminement a été scandé, accompagné, illuminé par la Présence Eucharistique. C’est cet immense miracle d’amour qui tient tout et qui tiendra tout jusqu’à la fin. Il suffît qu’il y ait quelque part un prêtre, une miette de pain, une goutte de vin pour que le mystère s’actualise et que le silence de Dieu couvre tous les bruits des hommes.
C’est pourquoi nous ne pouvons être chrétiens sans être les disciples de ce silence. Jamais on ne peut pénétrer au cœur de l’Évangile si l’on ne se met pas à l’école du Très Saint Sacrement. C’est là qu’on apprend que la Parole ne peut jaillir, féconde et créatrice, qu’elle ne peut jaillir que du silence. Et à travers ce silence qui nous envahit, ce silence qui est une vie, ce silence où toute vérité apparaît comme la splendeur de la Personne même du Verbe Éternel, dans ce silence, nous rejoignons aussi le silence de la nature.
Vous entendez le merle chanter toujours la même chanson avec la même espérance, avec le même bonheur, quel que soit le tumulte des affaires humaines. Vous regardez fleurir les fleurs. Vous vous émerveillez du jeu innombrable des couleurs et des parfums et vous devinez dans cette nature, vous devinez une Présence. Comme tous les grands artistes, comme tous les grands savants, vous percevez dans la nature Quelqu’un. Il y a une Présence, il y a une Personne devant laquelle s’incliner. Einstein, ce grand génie, disait : « Celui qui n’est plus capable de s’étonner et d’être frappé de respect est comme s’il était mort». Mais c’est cela ! Il y a une circulation divine dans tout l’univers. Le centre dernier de toute créature, c’est cette Présence de Dieu au cœur de toute réalité.
Et voilà que le Christ dans l’Eucharistie fait la jonction. Voilà qu’Il assume les éléments matériels les plus courants et les plus quotidiens, qu’Il les transforme et les transsubstantie, et que ces éléments deviennent réellement le véhicule et le sacrement de Sa Présence.
Il faut que nous sentions cette unité, cette harmonie du monde chrétien, ce rayonnement cosmique de Jésus-Christ. Tout est grand, tout est beau, tout est noble, tout est pur là où justement resplendit le Visage de Jésus-Christ, et la nature elle-même nous offre les éléments qui deviendront des sources de Vie Éternelle. Le grain de blé — Jésus se compare à lui — le grain de blé, il a été jeté en terre, il a été semé, il est mort, il est ressuscité. Il en sera ainsi de nous-mêmes, de toute la nature et de tout l’univers (Jn 12/24).
C’est donc avec une joie profonde qu’il faut ce soir nous approcher de ce mystère adorable, en tendant toutes les oreilles de notre esprit et de notre cœur pour entendre le Silence de Dieu.
Il n’y a pas de musique comparable à cela. Toutes les musiques naissent de ce Silence de Dieu. Et nous-mêmes, nous allons devenir musique, avec la discrétion même des petites fleurs qui fleurissent dans les champs, nous allons devenir musique en communiant et en vivant ce Silence de Dieu.